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Lourde à porter pour l’ensemble de la nation arménienne, la défaite de 2020, suivie du nettoyage ethnique de septembre 2023, continue de peser de tout son poids sur les épaules du Premier ministre. Pas facile dans un rapport de force aussi défavorable de trouver des planches de salut. D’où la tendance, toujours plus confortable, à désigner des boucs émissaires intérieurs de façon à étayer l’antienne simpliste selon laquelle l’Arménie, comme tout un chacun, serait l’unique responsable de son propre sort.
Cette curieuse inclinaison à l’autoflagellation nationale est d’autant plus fâcheuse, qu’il y a finalement peu à redire sur les efforts du pouvoir actuel visant à restaurer les capacités de défense de l’État, ouvrir son horizon diplomatique (de l’Iran jusqu’aux États-Unis, en regrettant toutefois la détérioration des liens avec la Russie), moderniser son économie, réinsuffler de la confiance dans son modèle démocratique et tenter de gagner du temps face à la menace panturquiste.
Le bât blesse davantage, en revanche, sur la gestion des facteurs subjectifs de la donne arménienne : la relation à l’histoire, la juste prise en compte de la dimension génocidaire, l’incontournable besoin de cohésion nationale et les synergies à cultiver avec la diaspora. Des domaines où le gouvernement issu de la Révolution de Velours apparaît bien plus à la peine.
Les événements d’avril-mai 2018 avaient eu le mérite d’ouvrir le pays, de lui donner de l’oxygène sur les plans démocratique, économique et sociétal, de le mettre en phase avec la mondialisation.
Cette respiration nécessaire n’était toutefois pas sans risque de dérapages sur le mode « déconstructionniste ».
L’Arménie n’a certes pas encore sombré dans le ridicule d’une « cancel culture » à la petite semaine sous les applaudissements d’Aliev et d’Erdogan.
Il n’en demeure pas moins que la Bérézina de 2020 a ouvert la voie à une remise en question générale de l’existant. Ne fallait-Il pas expliquer la défaite ? Quitte à ajouter aux coups de boutoir extérieurs le risque, en interne, d’une fragilisation des fondations de la nation, déjà passablement affaiblie par l’adversité.
Prise en étau par les forces du panturquisme et précarisée par son passé, l’Arménie dispose-t-elle des moyens d’absorber les récusations permanentes et tous azimuts de ses fondamentaux, a fortiori lorsque ces critiques émanent du sommet de l’État ?
Qu’il soit permis de s’en inquiéter à l’heure où, tenant sans doute lieu d’exutoire aux difficultés du pouvoir à sortir de l’ornière, les diatribes se multiplient contre les murs de soutènement de l’Arménie que représentent son Histoire, son Église, sa diaspora voire même l’Artsakh. Comme s’il s’agissait de s’attaquer aux pièces d’un carcan qu’il faudrait briser, alors que l’on a affaire aux piliers de la nation.
N’eût-il pas été préférable que cette entreprise d’autodénigrement, pour ne pas dire d’autodestruction, gagnât les sociétés régies par l’axe Ankara-Bakou ?
Or, il se produit le strict phénomène inverse. Ce qui ne laisse d’autant moins d’inquiéter que l’on assiste, par ailleurs, au détricotage des alliances stratégiques traditionnelles d’une Arménie ballottée par des vents contraires. Est-il bien opportun dans ses conditions de fragiliser la cohésion nationale en exacerbant les passions internes sur la base de faux débats, ou pour le moins de controverses anachroniques ?
Ainsi, est-il bien nécessaire, pour valoriser l’Arménie réelle, dont la défense représente une priorité absolue, de lui opposer artificiellement les tenants d’une Arménie historique, dont la reconquête ne figure dans aucun agenda politique sérieux (même si personne n’oublie, ne pardonne, ni ne donne quitus à Ankara de sa dette de sang envers l’Humanité).
Dans un autre domaine, complémentaire, est-il bien acceptable, pour tenter une normalisation des relations d’État à État avec la Turquie, de relativiser la donne du génocide, comme si le fait historique constituait une denrée négociable ? Ou encore, est-il bien judicieux de remettre en cause, dans tel ou tel pays, un personnel diplomatique dévoué et performant, pour on ne sait quelle raison, dont celle hélas possible -, de céder à l’idéologie « bougiste » du moment au nom des vertus supérieures prêtées au changement…
À l’heure où chacun s’arc-boute sur ses valeurs et ses traditions, en ces temps de grand retour du conservatisme à l’échelle mondiale, depuis les plaines de Russie jusqu’aux montagnes du Caucase (cf les résultats des dernières élections en Géorgie), sans compter les scores des courants nationalistes lors des Européennes du mois de juin dernier et la récente victoire de Trump aux États-Unis, l’Arménie serait le seul État au monde à s’adonner aux joies de ce wokisme mal digéré, qui, de surcroît, ferait fi à ses propres yeux de sa condition de peuple opprimé ? On se perd en conjectures. Tout cela est-il bien raisonnable ?
Ara Toranian
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