Vahan Tekeyan La traversée de la Cappadoce, par Isabelle Kortian

Dans ce récit traduit par Houry Varjabédian, Vahan Tekeyan relate sa traversée de la Cappadoce, en train puis en carriole, et sa prise de poste à l’École Sourp Garabet dont il est nommé directeur. Un document précieux et un récit émouvant rédigé en 1913 par un intellectuel engagé et un poète découvrant la région et le village dont sont originaires ses parents.

Nombreux sont les centres culturels ou écoles dans le monde portant son nom. Si le Prince des poètes arméniens, comme on surnommait Vahan Tekeyan (Istanbul 1878 Le Caire 1945), est passé à la postérité, son œuvre reste largement méconnue, inaccessible ou tronquée, très peu traduite. Quelques-uns de ses poèmes figurent dans l’anthologie de la poésie arménienne publiée par Roupen Melik en 1973. Or, l’homme ne fut pas que poète. Engagé politiquement et littérairement, c’est un grand voyageur qui, au gré des missions qui lui sont confiées, observe ce qu’il voit aussi bien dans l’Empire ottoman qu’au-dehors, et écrit où qu’il soit. Dans sa ville natale, ou ailleurs. Dans le train aussi, comme c’est le cas de ce récit intitulé Césarée. Notes de voyage que Houry Varjabedian vient de traduire et publier aux Éditions Parenthèses. Il s’agit d’un texte court, dans lequel on découvre Vahan Tekeyan par des chemins de traverses, mais qui se révèle d’une richesse inestimable par la source d’information qu’il recèle sur la vie quotidienne dans l’Empire ottoman, au lendemain de la Révolution de 1908. Remercions la traductrice de son excellente initiative.

De Bolis à Liverpool

Né à Constantinople-Istanbul-Bolis, en 1878, Vahan Tekeyan travaille à 22 ans à Liverpool, gagne Paris en 1897, puis Hambourg et Le Caire. C’est à Paris qu’il publie en 1901, son premier recueil de poèmes. De retour à Constantinople, il est brièvement emprisonné, en 1902, en raison de ses opinions politiques et son appartenance au parti Hentchak. Libéré, il repart en l’Égypte via Marseille. L’euphorie suscitée par la Révolution de 1908 le convainc de revenir à Istanbul où il s’engage politiquement dans le mouvement Veragazmial Hentchak, puis dans le parti Ramgavar. Élu député représentant des Arméniens d’Égypte, puis représentant pour les élections du Catholicos, Vahan Tekeyan effectue en 1910 son premier voyage à Tiflis, Erevan et Etchmiadzine, alors sous domination russe. En 1913, il est nommé directeur de l’École Sourp Garabet à Césarée, une école fondée en 1888 dans l’enceinte même du monastère du même nom, situé près du village de Efkéré.

Directeur d’école

Césarée est un texte en quatre parties dont la première est sa prise de notes au cours du voyage de plusieurs jours qui commence en train à Istanbul jusqu’à Eregli et se poursuit en carriole, avec nuitées en caravansérail, à destination jusqu’au monastère de Sourp Garabed. Les trois autres parties relatent sa prise de poste en qualité de directeur de l’École où il ne restera qu’un semestre, rappelé en pleine année scolaire pour une nouvelle mission, au monastère arménien de Saint-Jacques à Jérusalem, où il arrive en mai 1914. Il se réfugiera en Égypte quand éclatera la Première guerre mondiale.

Six mois, c’est peu pour mener à bien un projet pédagogique en faveur de l’excellence scolaire, représentant une formidable opportunité pour les Arméniens de Cappadoce et la nation arménienne. Le cursus complet de l’École assure la formation d’instituteurs qui partiront enseigner en zones rurales. Les meilleurs éléments, sinon les plus riches, pourront aussi parachever leur formation à Istanbul ou en Europe. Or, que constate Vahan Tekeyan à son arrivée ? L’insuffisance en dotation, le manque chronique d’enseignants obérant la capacité de l’institution à enseigner toutes les matières au programme. La maigre pitance servie aux pensionnaires. L’archaïsme des méthodes d’instruction reposant sur une obéissance aveugle aux ordres. L’absence de bienveillance envers les enfants. Un encadrement religieux et laïc vivant dans la crainte de la contestation des élèves en cette période révolutionnaire, confondant école et caserne, pour qui les récréations ont vite des airs de manifestation et chanter est en soi un acte subversif, une révolte !

Emanciper

Le lecteur découvre à son tour un directeur qui se bat afin d’obtenir a minima un professeur d’éducation physique, améliorer la qualité de la restauration et réduire les jours de jeune. Vahan Tekeyan est aux prises avec le réel, et tient bon face à l’immensité des tâches à accomplir, s’armant de diplomatie pour imposer la modernisation de l’enseignement et des méthodes pédagogiques. Résolument ouvert d’esprit, il veut innover. Conscient de l’enjeu national, il sait qu’on ne libère pas un peuple en réprimant et humiliant ses enfants, que l’éducation doit émanciper et non pas tuer dans l’œuf tout esprit critique. Vaste programme ! On comprend sa frustration quand on lui demande de quitter son poste et se rendre à Jérusalem. Il obéit néanmoins.

Absorbé par son travail de directeur durant un semestre, il n’a pratiquement pas eu le temps de visiter la région. Or, ses parents sont originaires de Cappadoce, d’un village situé dans la région de Talas, près de Césarée, et qu’ils ont quitté cinquante ans auparavant. C’est là le second temps fort du livre : il a été, durant toute son enfance, nourri des récits laudateurs de sa famille maternelle et paternelle, à propos de Césarée, de la région, de ses villages, de ses paysages dont la famille avait une grande nostalgie. Vahan Tekeyan quitte Césarée et ses environs sans avoir eu le temps de visiter les plus beaux sites, à l’exception de quelques-uns. Il aura néanmoins compris combien ses parents, loin de Césarée, ont enjolivé la réalité. Césarée sera publié du vivant de l’auteur, à son initiative, sous forme de feuilleton dans la revue Joghovourti Tsayne- Jamanag,

du 28 mai au 12 juillet 1921. La plupart des professeurs et des élèves qu’il a côtoyés durant ces six mois, ont disparu au cours de la Grande Catastrophe. Vertigineuse mise en abyme où l’auteur redécouvre ses notes de voyage rédigées du 2 septembre 1913 au 3 février 1914, gardées pour lui et qu’il décide de publier en leur souvenir. C’est maintenant l’émotion et la douleur tangibles de Vahan Tekeyan que le lecteur saisit dans sa décision de publication.

En attendant le pire

Mais, comment appréhender le texte rédigé quand tout était encore possible et quand le pire n’était pas advenu ? Le trajet en train n’est-il pas, ne reste-t-il pas semblable à tout long trajet, où se crée entre voyageurs une complicité légère estompant les différences de classe, de religion, de peuples à la faveur d’une expérience partagée ? Turcs, Grecs, Arméniens voyagent ensemble tranquillement dans un même train et compartiment. Cela se passe bien d’autant mieux que l’espoir suscité par la Révolution de 1908 et les réformes promises aux Arméniens dans les six provinces anatoliennes semblent créer un contexte favorable. Si la Cappadoce ne fait pas partie des six provinces historiques, les Arméniens de la région ne pourront que bénéficier des mutations en cours, notamment s’ils contribuent à l’élan de modernisation. Ce qui s’est passé en 1915 enlève-t-il rétrospectivement toute pertinence au projet de l’auteur, au projet de réforme, à l’espoir ? Comment lire Césarée avant et après 1915 ? En s’accrochant au texte lui-même : les interrogations de l’auteur sur les raisons de l’éloignement des gares des centres urbains au motif que la population locale serait hostile au passage du chemin de fer dans les villes ; l’horrible état du réseau routier broyant les os des voyageurs ; les nuits dangereuses dans les caravansérails où il vaut mieux être armé ; la réputation et les préjugés relatifs aux Guesaratsi auprès de leurs compatriotes ; les Arméniens fréquentant par défaut les églises grecques, mais les Grecs ne mettant jamais les pieds dans une église arménienne ; les villages arméniens désertés, volontairement, la réalité de l’exode rural arménien et le départ pour les États-Unis. Son sens de l’observation et du détail donnent une force incroyable au texte de Tekeyan, renforcée par la clarté cristalline de son style. Une extrême sincérité. La sûreté de son jugement. À l’instar de certains de ses poèmes, véritables joyaux, Césarée est un précieux trésor. Un récit digne d’être l’objet d’études et recherches interdisciplinaires. Un texte ciselé, au demeurant éclairant, passionnant et d’une rare tendresse qu’il faut s’empresser de lire.

Isabelle Kortian

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