Maitre Alexandre Couyoumdjian Rubrique

Pachinian, bouc émissaire des péchés de l’Arménie


C’est de l’ancien testament qu’est tirée la parabole du bouc émissaire : « Dieu demande que le grand prête, après avoir sacrifié un bouc, prenne un bouc vivant, mette sur la tête du bouc tous les péchés du peuple, puis le chasse dans le désert. »

A la portée du premier des pêcheurs, la morale qui s’en dégage est d’une efficacité redoutable. En désignant la victime, accablée de tous les péchés, le peuple identifie la cause de ses malheurs et s’en libère en même temps, en la chassant de la cité. Et le peuple immaculé s’empressera de pêcher à nouveau…

Toute ressemblance avec les évènements qui se déroulent actuellement en Arménie n’a bien évidemment rien de fortuit.

On a le droit de ne pas aimer Nikol Pachinian, de s’inquiéter de son impétuosité, lui faire grief de la distance de Poutine à son égard et d’imaginer qu’elle pourrait avoir précipité la « perte » du Karabagh. On peut également s’interroger, non pas sur la légitimité, mais sur la convenance politique à laisser le signataire de l’accord du 9 novembre 2020 conduire aujourd’hui les négociations sur la démarcation des frontières, et demain celles sur le statut de l’Artsakh.

Ces questionnements sont à la fois légitimes et nécessaires. Mais leur réponse doit être construite avec un minimum de sincérité et de raison, sans faire l’économie d’une réflexion sur les causes profondes de notre défaite, la nature des défis à relever comme les moyens d’y parvenir.

Désigner Nikol Pachinian bouc émissaire des pêchés d’Arménie, l’accuser de trahison ou de n’être qu’un « égaré » dont l’honnêteté le priverait des capacités à devenir un homme d’État, le tenir en sa qualité de chef des armées, seul comptable de la perte des territoires tampons et d’une partie de l’Artsakh, comme de l’impuissance du pays, une fois militairement défait, à faire respecter ses frontières internationalement reconnues, est un arrangement commode avec la vérité. C’est surtout la plus vil et la plus lâche des façons d’analyser les raisons de l’affaiblissement de l’Arménie depuis vingt-cinq ans quand l’Azerbaïdjan se renforçait et préparait sa revanche.

Peut-on sérieusement rendre Pachinian responsable de cet incroyable déclassement de l’armée, formée et équipée pour une guerre de tranchés et incapable de répondre aux technologies militaires du XXIe siècle. Il aura fallu deux jours à l’ennemi pour détruire l’essentiel de notre défense anti-aérienne et notre capacité de riposte s’est retrouvée neutralisée par un sous-équipement en drones alors que l’adversaire en était suréquipé.

L’entretien du mythe de l’invincibilité comme réponse aux menaces nouvelles, la corruption systémique dans les procédures d’acquisition de l’équipement militaire, comme l’inertie de l’état-major face à la diversification de l’armement de l’Azerbaïdjan, sont fondamentalement à l’origine de notre incapacité à riposter à l’agression de l’adversaire.

Plus grave peut-être, les témoignages de soldats, se retrouvant seuls et sans instruction sur le champ de bataille ou recevant des messages les invitant à ne plus se battre « pour Pachinian » qui aurait déjà vendu l’Artsakh nous questionnent sur le délitement du commandement, si ce n’est sa loyauté envers la nation arménienne.

L’argument de l’isolement de l’Arménie dû à la Révolution de velours ayant à la fois contrarié le maître du Kremlin et celui de Bakou est-il recevable ?

C’est déjà oublier qu’immédiatement après son élection, Nikol Pachinian a rassuré Vladimir Poutine des intentions de l’Arménie de rester au sein de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) comme de l’Union économique euro-asiatique (UEE). Il a non seulement confirmé mais également plaidé le renforcement du partenariat stratégique avec la Russie.

Contrairement au Géorgien Saakachvili, Pachinian n’a pas tourné le dos à Moscou, mais simplement voulu que l’Arménie soit considérée davantage comme un partenaire plutôt qu’un vassal, dût-elle poursuivre dans son combat contre la corruption, le capo dei capi, Robert Kotcharian.

Mais que pèsent en réalité ces polémiques domestiques au regard des évolutions géopolitiques régionales ayant tourné en notre défaveur ?

Depuis 2016, la Russie a proposé aux belligérants, qui l’ont chacun refusé, la résolution du conflit par ce qu’il est convenu d’appeler, le Plan Lavrov, se résumant par la restitution par l’Arménie de l’ensemble des territoires tampons et le déploiement d’une force d’interposition russe dans le Haut Karabagh.

L’objectif poursuivi du plan Lavrov était de permettre l’implantation d’une base militaire russe en Azerbaïdjan, seule pièce manquante à sa présence armée dans les Républiques du Sud-Caucase, la protection des Arméniens n’étant que sa variable d’ajustement.

Et l’objectif ciblé a été parfaitement atteint, au terme de la guerre de 2020 et d’un attentisme savamment calculé de la Russie.

Que pèsent également les incantations de Pachinian sur le fait que le « Karabagh c’était l’Arménie » au regard du grand jeu d’alliances et de partenariats noués entre l’Azerbaïdjan, Israël, la Turquie mais aussi la Russie, notre alliée stratégique, quand ces États poursuivent des visées et jouent des partitions différentes mais qui s’accordent au détriment de l’Arménie.

Si Aliev s’est engagé militairement, au risque de perdre son pouvoir en cas d’échec, c’est qu’il y a été poussé et conforté par Erdogan, au point de lui abandonner le contrôle et le commandement de son armée.

En laissant Erdogan agir, Poutine n’a fait que lui rendre un gage dans le méandre de leur coopération complexe et sinueuse sur la scène internationale. Avec un siècle de distance et la même impuissance, l’Arménie s’est vu rejouer les accords entre Lénine et Kémal payés du prix de sa soviétisation et l’abandon de Kars et Ardahan.

L’effacement du Groupe de Minsk et des puissances occidentales durant la dernière guerre n’est certainement pas dû au Covid ou à la singularité du Président Trump. Bakou a su tisser et monnayer depuis ces vingt dernières années des relations de dépendances avec de nombreux Etats, jusqu’au Vatican. C’est bien la Grande Bretagne qui s’est opposée, et que les autres membres permanents ont laissé s’opposer, au vote d’une résolution du Conseil de sécurité pour faire cesser les hostilités et c’est avec les satellites français, vendus par Airbus, que les cibles arméniennes ont été identifiées.

Ce n’est enfin pas pour de seuls intérêts mercantiles qu’Israël pourvoit généreusement l’Azerbaïdjan en armements des plus sophistiqués, mais aussi dans l’intention d’obtenir les plus grandes tolérances pour espionner l’Iran, depuis sa frontière septentrionale.

Et nous, qu’avons-nous fait pendant ces trente dernières années, pour construire un Etat, renforcer quotidiennement notre souveraineté qui seule pouvait assurer la sécurité de l’Arménie et des Arméniens d’Artsakh ? La comparaison est bien trop cruelle.

Alors que l’Azerbaïdjan préparait la guerre, l’Arménie n’a pensé sa sécurité que par l’abandon progressif de sa souveraineté à la Russie, sans prendre en considération que ce partenaire stratégique pouvait également avoir des intérêts avec Bakou et Ankara, qui se confondent difficilement aux nôtres et qui conduiront à de cruels arbitrages, toujours en défaveur de celui qui n’a rien à offrir.

Au lieu de se créer des moyens, concentrer ses efforts sur des marchés porteurs, les transformer en atouts de négociations et renforcer ses marges de manœuvres, tant vis-à-vis de ses alliés que de ses adversaires, l’Arménie et une partie de sa diaspora complaisante ont laissé une bande d’oligarques et cleptomanes dépecer l’Arménie et lessiver les fondements de l’Etat jusqu’à son affaiblissement fatale.

Au lieu d’accroitre le budget de l’Etat et l’utiliser pour renforcer ses fonctions régaliennes, de soutenir l’investissement dans de nombreux domaines de pointe où le savoir-faire arménien aurait pu exceller, Robert Kotcharian et Serge Sarkissian n’ont fait que le tarir et n’industrialiser qu’un système de corruption généralisé à tous les échelons de l’administration ainsi que dans les rapports économiques, voire sociaux.

Cette gouvernance, viscéralement rejetée lors de la Révolution de velours, n’a pas créé de richesses pour l’Arménie mais a produit une classe de nouveaux riches née de cette corruption, se désintéressant profondément des intérêts de la nation comme en témoigne sa grande discrétion durant la guerre de quarante-quatre jours.

Les forces de l’ancien régime n’aspirent à revenir au pouvoir que pour mieux recommencer à dépouiller l’Etat, avec pour seul programme qui garantira leur enrichissement, qu’une intégration plus grande encore avec la Russie - dont on ne voit pas bien laquelle si ce n’est la russification- censée nous protéger de toutes les menaces.

Or le premier des enseignements à tirer de cette dernière guerre est que l’Arménie n’a pas d’ami, qu’elle est seule et que la valeur des partenariats qu’elle a conclu et conclura, dépendra de sa capacité à rester une force de proposition, respectée car respectable.

La logique de soumission inconditionnelle à la Russie, qu’alimentent la défaite et les menaces persistantes de l’Azerbaïdjan, n’est certainement pas un gage de sécurité pour l’Arménie comme en témoignent les relations étroites que Moscou entretient avec Bakou et Ankara.

En outre et sur le long terme, la capacité de la Russie à pouvoir jouer l’arbitre des élégances au Sud-Caucase mérite questionnement. Avec un PIB équivalent à celui de l’Espagne, une économie de rente, excessivement dépendante des hydrocarbures et qui peine à se diversifier, l’hypothèse d’un repli contraint de cet allié dans la région n’est pas à exclure et doit être anticipée.

Le second de ces enseignements découle du premier. Il n’y a de plus grande urgence pour la sécurité de l’Arménie que de renforcer sa souveraineté, en créant des leviers et contre-pouvoirs de toute nature qui seront autant d’atouts négociables et de cartes à son jeu lui permettant de rééquilibrer en sa faveur un rapport de force profondément dégradé.

Faute de s’être fixé comme priorité absolue depuis son indépendance, le renforcement de sa souveraineté, l’Arménie s’est retrouvée sans la moindre carte entre ses mains, exclue du jeu des puissances dont elle reste le pion.

Cet effort de redressement, dont la Diaspora doit prendre sa part, est considérable. Mais il est le gage de la sécurité de l’Arménie et ne peut plus être différé. Il commande aussi d’abandonner certaines chimères et de se débarrasser du trop lourd héritage de siècles de soumission.

A défaut de prendre en main leurs responsabilités et de penser par eux-mêmes le destin de l’Arménie, les Arméniens continueront à accumuler les malheurs et seront réduits à s’en consoler en désignant de nouveaux bouc-émissaires.

Alexandre COUYOUMDJIAN
Avocat au Barreau de Paris

par La rédaction le jeudi 17 juin 2021
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