GAÏDZ MINASSIAN Rubrique

Mettons fin à l’anti-dachnakisme à l’extérieur et à l’intérieur de la FRA !


Depuis plus de cent ans, mais surtout la révolution de velours en 2018, la guerre en 2020 et les élections législatives anticipées du 20 juin, l’antidachnakisme s’exprime dans la rue, les médias et les réseaux sociaux. Qu’est-ce que cela signifie ?

Pourquoi une telle haine ? Pourquoi un tel rejet ? Est-ce parce que la Fédération Révolutionnaire Arménienne (FRA) suscite tant d’espoirs qu’à force de ne pas les remplir, elle provoque une déception et une lassitude ? Est-ce parce que la FRA suscite tant de craintes qu’au fil du temps, elle engendre le rejet et la peur ? Est-ce parce que la FRA est si tentaculaire qu’elle provoque à la longue une volonté de s’affranchir de ce système de domination ? Ou est-ce un peu pour toutes ces raisons à la fois ? L’antidachnakisme est tellement ancré dans les mentalités qu’il va falloir du temps pour libérer ces individus de cette pathologie sociale, car il s’agit bien d’une défaillance psycho-sociale : celle de l’impuissance et de la faiblesse intrinsèque aux peuples qui vivent dans l’humiliation et trouvent comme échappatoire à leurs névroses des boucs émissaires parmi les leurs pour mieux se disculper. On pensait que l’indépendance de l’Arménie en 1991 avait réduit ces comportements excessifs, tourné la page de ces pulsions pleines d’aigreurs. Mais non, il a fallu une révolution de velours en 2018 et un politique en zig-zag de la FRA pour réveiller le monstre et lire des horreurs sur les réseaux sociaux. Comment expliquer cet antidachnakisme ? Est-il un phénomène naturel ou conjoncturel ? Sur quels ressorts se construit-il ? De son côté, la FRA n’exploite-t-elle pas d’un certain point de vue ce processus de diabolisation ? Si oui, à qui profiterait l’antidachnakisme au sein de la FRA ?

L’antidachnakisme est à double facette. D’un côté, il y a son sens le plus commun : l’antidachnakisme est le patriotisme des imbéciles, si l’on paraphrase Karl Marx à propos du socialisme des antiaméricains. Mais l’antidachnakisme n’est pas qu’une marque d’ignorance. Il relève à la fois d’une approche systémique, philosophique, historique, identitaire, sociologique, politique, psychologique, éducatif et culturel.
Systémique, l’antidachnakisme traduit l’absence d’expérience de souveraineté chez les Arméniens. En cas de restauration de l’État arménien, si ce dernier se trouve aux mains de la FRA, comme la Ire République de 1918, l’État apparaît comme illégitime, il faut donc le combattre.
Philosophique, l’antidachnakisme est un comportement contre les idées des Lumières, car la FRA est fondée sur cette richesse source de progrès, de raison et de bonheur même si au fil du temps, la FRA a pris ses distances avec les théories de Kant et des penseurs du XVIIIe siècle et leur prolongement aux XIXe-XXe siècles, comme le socialisme et le libéralisme.
Historique, l’antidachnakisme est un comportement agressif contre la violence de la FRA, ce parti considéré comme dangereux, irresponsable et prêt à tout pour arriver à ses fins jusqu’à tuer des opposants.
Identitaire, l’antidachnakisme marque l’invalidation d’un modèle de socialisation et de territorialisation des identités inspiré par le Zartong de la seconde moitié du XIXe siècle.
Sociologique, l’antidachnakisme est une volonté de rejeter la césure du politique impulsé par le mouvement révolutionnaire des années 1880-1890, comme si le politique inspirait la peur, la catastrophe et l’incapacité des Arméniens à se prendre en charge.
Politique, l’antidachnakisme rejette l’idée de parti et de démocratie. Les Arméniens n’ont pas besoin de partis politiques, l’Église suffit amplement car les partis sont synonymes de divisions et d’intérêts particuliers.
Psychologique, l’antidachnakisme relève d’un comportement dénonçant une conspiration dachnak, car il y aurait, selon eux, un plan secret concocté par les agents de la FRA pour prendre le pouvoir et s’imposer partout. La FRA étant porteuse de Catastrophes du passé et à venir, les Arméniens doivent lutter contre les comploteurs dachnaks.
Educatif, l’antidachnakisme se diffuse dans les manuels d’histoire de l’époque soviétique, à travers toute une série de fantasmes, de légendes transmises de génération en génération dans le but de mieux se protéger de cette idéologie du mal qu’est le dachnakisme.
Enfin, l’antidachnakisme est culturel, car la culture ne peut pas être entachée d’ingrédients politiques, il faut dissocier les deux sphères. Or la FRA les confond dans une seule unité, le haïtadisme, néologisme conçu à partir des mots « haï tad » qui signifie « cause arménienne ».

Ainsi se compose la panoplie de l’antidachnakisme, un patchwork d’anti-Lumières, d’anti-parti, d’anti-démocratisme, d’anti-rationalisme, c’est-à-dire la base sociologique d’un comportement qui peut prendre la forme d’un profil politique que l’on retrouve dans l’histoire de l’Église, du Parti communiste d’Union soviétique, du parti Hentchakian et du parti Ramgavar, mais aussi d’autres formations plus récentes. Cet antidachnakisme est le résultat d’une combinaison à trois clés : la première, c’est l’ignorance et l’absurdité. Si la FRA est « un parti de traîtres », alors tous les fedaïs des XIXe-XXe siècles, les intellectuels de l’époque comme Daniel Varoujan, Sciamanto, mais aussi les Soghomon Tehlerian et les combattants morts dans la guerre du Karabakh seraient donc des traîtres ?! On ne peut pas d’un côté chanter « Ari Dachnak Dro » ou « Kini Lits » et de l’autre accuser la FRA de trahison ! La deuxième clé, c’est l’héritage entêté d’une éducation communiste en Arménie. Il resterait dans l’inconscient collectif, dans la transmission familiale d’Arméniens, un fond de rejet du Dachnaktsoutioun. Troisième clé, inscrite de façon encore plus profonde dans l’histoire, le legs du système des dynastes tiré de l’époque antiquo-médiévale, qui avait pour particularité d’institutionnaliser la trahison de grandes familles contre la monarque. Autrement dit, il était normal et légitime de trahir le roi. Les exemples dans l’histoire arménienne sont légions. Et à partir du moment où ces pratiques politiques ne suscitent aucune dénonciation et s’inscrivent dans l’histoire sur le temps long, il ne faut pas être surpris d’entendre au XXIe siècle ces propos à l’emporte-pièce revenir sur le devant de la scène.

L’antidachnakisme s’arrête-t-il à cette facette hors du Dachnaktsoutioun ? Vraisemblablement, non, car il y a au sein de la FRA une grande faculté chez certains cadres d’exploiter la seconde facette de l’antidachnakisme, celle de l’intérieur, en fonction de leurs intérêts. Et dans un jeu de miroir, les deux facettes de l’antidachnakisme s’appellent et se répondent. Les révisionnistes dachnaktsagans (Roupen Ter Minassian, Vahan Navassartian, Khajak Der Krikorian, Hrand Markarian, Edik Hovannessian, Vahan Hovannessian, Ichkhan Saghatelian, Kegham Manoukian, etc.) en sont même les dépositaires zélés pour des raisons systémique, philosophique, historique, identitaire, sociologique, politique, psychologique, éducatif et culturel.
Systémique, tant que la FRA ne détient pas les clés du pouvoir dans l’Arménie indépendante, l’État n’est pas légitime, pour eux, compte tenu du fait que le dachnakisme est antérieur à l’État et que seul leur conception du dachnakisme peut épouser les attributs de l’Etat. Autrement dit, pour les révisionnistes dachnaktsagans, soit l’Etat est dachnakisé mais dans ce cas l’Etat est révolutionnaire. Soit l’Etat n’est pas dachnakisé et dans ce cas l’Etat devient un ennemi. Dans le premier cas, les révisionnistes dachnaktsagans défendent un régime et non l’Etat, comme le Parti communiste d’Union Soviétique ou le Parti communiste chinois ont été créés pour défendre un régime et non l’Etat. Dans le second cas, ils confondent régime et Etat, les deux étant à détruire. Dans les deux cas, il n’y a pas de volonté de défendre l’Etat en tant que tel. Par manque de tradition de souveraineté, les révisionnistes dachnaktsagans se méfient donc de l’État arménien au point qu’on en arrive à des situations grotesques. Comment peut-on par exemple laisser dans l’État arménien - démocratique ou autoritaire - des candidats faire sur une arme leur serment d’adhésion à la FRA ?! Qu’ils le fassent sur le drapeau de la FRA, le programme et les statuts, le rituel est respecté et largement suffisant. Mais y ajouter une arme à feu est incompréhensible, inconcevable et dangereux. Incompréhensible, car l’État dispose désormais de ses propres forces armées, de police et de renseignement, et que les dachnaktsagans qui veulent servir les forces de défense de l’Arménie n’ont qu’à les rejoindre sans laisser l’impression de créer des unités supplétives ou des forces parallèles aux troupes régulières. Inconcevable, car cela sous-entend que l’État n’est pas le seul détenteur du monopole de la violence physique. Dangereux, car à partir du moment où un parti politique sublime le culte des armes, il ne faut pas s’étonner que certaines voix s’élèvent et le montrent du doigt dès qu’un acte terroriste ou armé est commis dans la société arménienne. Prêter serment dans les Empires ottoman ou russe et dans l’Artsakh occupé par Bakou se justifie, car les Arméniens luttent contre un colonialisme, une domination, une tyrannie mais prêter serment sur une arme à feu dans un Etat souverain dans lequel la FRA participe aux affaires et à son organisation n’a aucun sens. Aucun sens. Rien ne justifie ce recours. Rien !
Philosophique, les révisionnistes dachnaktsagans s’opposent aux Lumières car ils y voient une marque d’occidentalisation des mentalités, alors qu’ils oublient que Christapor a fondé la Fédération sur les idées kantiennes des Lumières. Ce qui revient à dire que les révisionnistes dachnakstagans combattent Christapor sans le savoir puisqu’ils dénoncent les Lumières en le sachant.
Historique, les révisionnistes dachnaktsagans réécrivent l’histoire de leur propre parti en effaçant tout ce qui contrarie leur comportement stéréotypé. Le seul narratif possible est l’histoire officielle de la FRA, les autres contributions au développement des connaissances sont mal intentionnées, donc invalidées. Autrement dit, il est inutile de lire, estiment le révisionnistes dachnaktsagans, ils savent déjà tout. Cela revient à faire le parallèle entre les révisionnistes dachnaktsagans et le slogan de George Orwell dans son roman 1984, « l’ignorance c’est la force ».
Identitaire, les révisionnistes dachnaktsagans se fondent dans un moule intégrationniste où l’individu naît, vit et meurt en tant que dachnakstagan, subordonne l’enveloppe humaine à un rouage d’une machine et classifie l’humain dans l’ordre suivant : on est d’abord dachnak avant d’être un être humain et un Arménien puisqu’on est un rouage d’une idéologie. Sa pensée est mécanique, sa réflexion est figée.
Sociologique, les révisionnistes dachnaktsagans ont une conception de la démocratie dénaturée de tout fondement rationnel. Ils refusent le débat démocratique interne et se cachent derrière la décision prise par un appareil aux ordres pour imposer leur diktat. Ils ont une conception uniforme et unique du modèle dachnaktsagan, devenu un rouage dévoué, discipliné et finalement éteint et passif, le tout dans une forme d’esthétisation narcissique de l’engagement dachnakstagan. Alors que tout commence lorsqu’on entre dans l’ordre dachnak, eux pensent que tout s’arrête, puisqu’ils sont anoblis par les Dieux dachnaktsagans.
Psychologique, les révisionnistes dachnaktsagans sont persuadés qu’il existe un complot contre la FRA, que ce complot est inscrit dans l’histoire et qu’il est partout. Toute personne qui écrit contre la FRA est forcément manipulée, n’aurait pas de libre arbitre, puisqu’elle sert un agenda du mal conspirant contre la FRA. Bref, l’esprit libre n’existe pas pour eux, la morale universelle n’existe pas. La seule morale légitime est la leur, celle de leur Dachnaktsoutioun.
Politique, les révisionnistes dachnaktsagans rejettent l’idée christaporienne de la Fédération. La Fédération, c’est le désordre, le parti c’est l’ordre ; la Fédération c’est le respect du débat et des échanges d’idées, le parti, c’est l’idée.
Educatif, les révisionnistes dachnaktsagans font de la FRA une école de rééducation des mentalités, les écoles Hamaskaïne doivent être des lieux de resocialisation en faveur du haïtadisme anti-turc et anti-soviétique.
Enfin, culturel, les révisionnistes dachnaktsagans n’acceptent pas de dissocier culture et politique. Ils l’acceptent d’autant moins qu’ils dénoncent toute critique contre la FRA, car critiquer la FRA, c’est les critiquer eux-mêmes puisqu’ils sont la FRA ; et le meilleur moyen de tuer dans l’œuf cette critique est d’éradiquer ces voix « déviantes » (chéroum) et dissidentes par le recours à l’expulsion. D’abord, la suspicion à l’égard de ces voix dissonantes, puis leur marginalisation et leur mise à l’écart et enfin leur expulsion, comme le fruit mûr tombant dans la corbeille de l’insignifiant. C’est oublier un peu vite que Christapor n’excluait pas ses camarades lorsqu’ils étaient en désaccord avec lui. Souvenons-nous de Karekin Khajak qui critiquait Christapor publiquement dans la presse dachnaktsagan en Bulgarie au tournant du XXe siècle. Christapor lui a écrit pour signifier qu’il ne travaillerait plus avec lui, mais il ne l’a pas exclu de la FRA. Au début des années 1920, Mikael Varandian a dénoncé, dans la revue « Haïrenik Amsakir », l’esprit étroit de dirigeants dachnaktsagans qui ont laissé Christapor se charger de l’opération contre le sultan Abdul Hamid II au cours de laquelle il a perdu la vie en manipulant une bombe lors d’un dernier test. La direction du parti, au début des années 1920, qui comptait fort heureusement Simon Vratsian, Archak Djamalian et Shavarch Missakian, ne l’a pas exclu de la FRA. En 1933, Shavarch Missakian, ancien membre du Bureau mondial et rédacteur en chef de « Haratch », journal dachnaktsagan édité à Paris, a publiquement critiqué la direction de la FRA aux Etats-Unis pour avoir commandité l’assassinat de l’archevêque Levon Tourian, le 24 décembre 1933, à New York. La direction de l’époque, qui tendait pour quelques semaines encore l’oreille à Simon Vratsian, ne l’a pas exclu pour autant.

La vie politique arménienne ne sort malheureusement pas de ce cercle vicieux, complotiste et destructeur. Elle ne grandit pas et reste dans un rapport infantile et paternaliste propre aux peuples qui ne se sont pas libérés des logiques de domination et qui n’ont donc pas fini leur propre Histoire. L’antidachnakisme est donc bien bicéphale, à l’extérieur comme à l’intérieur de la FRA. D’un côté, les milieux et groupes d’individus farouchement hostiles à la FRA jusqu’à l’irrationnel et au délire. De l’autre, les révisionnistes dachnakstagans hostiles à tout ce qui ne relève pas de leur cercle le plus étroit, jusqu’à la déraison et l’hubris. D’un côté, tout ce qui est dachnak est mauvais, condamnable et non-arménien. De l’autre, tout ce qui ne relève pas du révisionnisme dachnak est nul et non avenu, insignifiant et non-arménien. D’un côté, la FRA a toujours tort. De l’autre, la FRA a toujours raison. Ainsi, les deux facettes de l’antidachnakisme se rejoignent et se complaisent dans un récit hors-sol, fantasmatique, sectaire et cultivant toutes sortes de pathologies. Les deux facettes utilisent l’antidachnakisme comme un rempart contre la réflexion, un impensé. Les uns voient des dachnakstagans partout et s’en méfient tout le temps. Les autres dénoncent instantanément l’antidachnakisme d’ici ou d’ailleurs pour s’interdire de réfléchir, de telle sorte que cela revient à l’image suivante : dans le premier cas, « Hagop est dachnak, je ne l’écoute pas » ; dans le second cas, « Andon critique la FRA, il est antidachnak, je ne l’écoute pas ». Entre cette double logique de complot – à travers laquelle par effet de miroir les individus s’admirent ou se détestent mais ne s’aiment pas ou n’aiment pas l’Autre – se rassemble la grande majorité des Arméniens, des êtres raisonnables, cultivés, réfléchis et engagés, qu’ils soient ou non membres de la FRA, mais qui sont prêts à discuter, à collaborer, faire avancer l’État arménien, le haïtadisme et faire vivre les idées sur de bons rails. Mettre fin à l’antidachnakisme, c’est se débarrasser de cette double pathologie, l’une à l’extérieur, l’autre à l’intérieur de la FRA, de telle sorte que ce parti qui célèbre cette année son 131e anniversaire retrouve son équilibre et la place qu’il n’aurait jamais dû quitter sinon depuis la mort de Christapor en 1905, du moins depuis la fin de la guerre froide.

Gaïdz Minassian, enseignant à Sciences Po Paris

par La rédaction le lundi 7 juin 2021
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