Jean-Paul Bret Rubrique

Puisque la vérité est dite Le point de vue de Jean-Paul Bret


Au fur et à mesure que le Sénat hésite, refuse, s’empêtre dans des considérations politiciennes pour ne pas reconnaître le génocide des Arméniens, il nous arrive de perdre espoir. Je dis nous pour parier de ceux, qu’ils soient ou non d’origine arménienne, qui militent depuis longtemps pour que ce génocide soit admis par tous comme vrai et qu’il soit reconnu ; ceux qui savent combien ce chemin est rude, chaotique, plein de mauvaises surprises, d’échecs et de désillusions, ceux qui, d’année en année, de génération en génération, se sont transmis une sorte de bâton relais de la mémoire. Dans ma vie politique, j’ai rarement vécu d’expérience comme celle-ci, blessante, amère, humiliante presque. Une expérience tellement particulière qu’elle amène à se sentir seul, à craindre les montagnes comme dans ces combats perdus d’avance, à avoir le sentiment de vivre dans un monde de fous qui fait de la vérité un mensonge et du mensonge la vérité. Et pourtant, à la lumière de ce qui s’est produit au cours de ces deux dernières années, à partir du geste de quelques députés frondeurs dont j’étais, depuis ce 29 mai 1998, quelque chose a changé. Il faut se souvenir d’avant pour comprendre la nature du changement. Avant, il y avait comme un mur du silence entre ce génocide et les autres, entre ce génocide et l’histoire. Bien sûr, une ou deux fois par an, les Français d’origine arménienne rappelaient pour quelques-uns, dans un colloque, une manifestation, ce qui s’était passé ici et là le long de l’Euphrate ou dans le désert de Deir Zor. Mais, une fois la manifestation terminée, les livres se refermaient, les témoins se taisaient et, jusqu’à la prochaine conférence, il n’était plus question du génocide des Arméniens. A d’autres moments, en période électorale, la communauté arménienne sollicitait des candidats, leur « arrachait » un engagement... et puis, très vite, après l’élection, le silence succédait aux promesses. Ce 29 mai est historique parce que nous avons mis un terme au silence et que, quoi qu’il advienne, rien ne pourra plus jamais réduire le génocide des Arméniens à une espèce d’énigme historique. Qui s’en souvient ? aurait dit Hitler avant de mettre en œuvre son funeste projet. A travers le geste de l’Assemblée nationale, la France a dit haut qu’elle se souvenait. Il lui reste à le dire fort sur les bancs du Sénat. Je ne peux pas présager du temps que mettront les sénateurs pour voter ce texte. Plusieurs mois ? Quelques années ? Nous verrons bien. En revanche, je suis certain qu’un jour ou l’autre, ils finiront par se sentir inconfortablement assis sur le trône de leurs certitudes et de leur conformisme. L’histoire est en marche. Une autre assemblée succédera à celle-ci, avec davantage de femmes, d’autres hommes... et, à l’extérieur, des citoyens exigeants et excédés par les circonvolutions de la plus exécrable des politiques, la « real politik ». D’ores et déjà, malgré le veto du Sénat, observons ce qui se passe autour de nous dans des états voisins ou dans le reste du monde. D’autres assemblées parlementaires ont reconnu le génocide arménien. Elles ont compris que, face à un Etat turc défaillant qui refusait de reconnaître son passé, il n’y avait qu’une solution : dire, affirmer la vérité, en faire une parole incontournable. Sur ce point là, nous avons emporté une victoire. La Turquie se marginalise. Ses amis, sénateurs français, industriels ou intellectuels s’embrouillent dans des arguments qui n’en sont pas. L’amitié : comme si le mensonge pouvait être un gage d’affection ou de solidarité. Le commerce : comme si la perte d’un marché pouvait être mis en balance avec la reconnaissance d’un génocide. La guerre dans le Caucase : comme si les Caucasiens, entre misère et violence, attendaient nos décisions. Alors, s’il y a quelques raisons d’être tristes de l’attitude du Sénat, nous avons au moins deux raisons d’être heureux et fiers de ce que nous avons fait. Il y a désormais une vraie incongruité à ce qu’un homme politique parle du « massacre » des Arméniens, Si les ministres se montrent encore réservés, ils en viennent toujours à prononcer le mot « génocide » qu’ils l’expriment en aparté à titre personnel ou comme une citation d’historien, Quoique agaçante, qu’importe la prudence dont ils s’entourent puisque la vérité est dite. Enfin, nous entrons dans une aire nouvelle où se dessine avec plus de netteté cette question de la prévention des génocides. Pour prévenir, il faut avoir compris que s’il existe une seule et même définition du crime de génocide, ce crime peut prendre des formes multiples. Il y a quelques années, cette idée a bouleversé quelques consciences. Aujourd’hui, peu à peu, elle s’inscrit dans notre pensée. Le génocide des Arméniens est devenu un génocide. Comme la Shoah. Comme le génocide rwandais. Et là encore, nous avons gagné.

par le samedi 1er juillet 2000
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Jean-Paul Bret est député socialiste et président du groupe France-Arménie à l’Assemblée nationale.