Denis Donikian Rubrique

Plus Arménien que moi, tu meurs


C’est ainsi. Les petits peuples sont à ce point obsédés par la peur de disparaître que chaque membre se sent investi d’une mission patriotique : celle d’avoir l’œil sur leurs moindres prédateurs. Heureux membre de petit peuple ! Car il se donnera une vocation capable de transcender l’ennui naturel de vivre, et dont ne saurait bénéficier tout membre d’un peuple fort, en proie au désœuvrement.
Mais loin d’être programmé comme la fourmi qui accomplit sa fonction selon son propre degré de compétence et selon le sentiment qu’elle a du bien collectif, le membre de notre petit peuple est constitué d’un mécanisme qui fonctionne à l’estime qu’il a de soi-même. C’est que tout homme appartenant à un petit peuple n’obéit pas aux mêmes dispositifs d’instinct de conservation qu’une fourmi paramétrée pour la perpétuation de son espèce. Que non ! L’homme du petit peuple est un embrouillamini d’ambitions personnelles, quelqu’un qui n’étant personne veut hisser son nom au panthéon des bienfaiteurs du peuple. Quelqu’un qui songe à s’éterniser un peu en donnant sa vie au processus d’éternisation de son petit peuple au sein de l’histoire générale des hommes. Et ça, ça vaut considération.
Rares sont ceux, parmi les membres du petit peuple, qui savent contenir leur mission dans la stricte obéissance au bien général. Mais la tentation est toujours grande de se voir plus grand. Si cet homme n’a pas su se ménager des garde-fous, à savoir une épouse forte en gueule, des occupations domestiques, un jeu des fléchettes à domicile, la pratique d’un sport de combat, la fréquentation assidue de la messe du dimanche, un engagement bénévole pour la sauvegarde des chiens errants, le visionnage de films pornographiques, ou une vie sexuelle frénétique... il sera guetté par la folie. La folie des grandeurs, s’entend. C’est que tous les autres membres de ce petit peuple le suçant des yeux, il peut finir par laisser fondre en lui cet esprit de sacerdoce qui fait le grand patriote des petits peuples en danger de disparition.
De fait, les autres sont légions. Ceux qui, par leur vigilance ombrageuse, parviennent à trouver partout des ennemis crypto sangsues. A savoir des ennemis intérieurs au petit peuple. Dès lors, le comble de leur raisonnement, c’est de penser que ces ennemis intérieurs sont des courroies de transmissions des ennemis extérieurs. Et c’est alors que la machine à préserver l’âme du petit peuple s’emballe.
(Et c’est alors aussi, cher lecteur, qu’il faudra redoubler d’effort pour nous suivre, car la complexité de notre histoire est à la mesure de son absurdité).
Comme chacun sait, les petites fourmis qui sont attelées jour et nuit au bien de leur espèce, n’ont aucun esprit critique. Elles suivent le chemin tracé dans leur minuscule cervelle sans jamais s’arrêter ni se retourner. Ce sont des mécaniques hautement productives. Jamais elles ne se fâchent et jamais elles ne lâchent. Mais les missionnaires de nos petits peuples, non ! C’est que les missionnaires de nos petits peuples se fâchent quand ils sentent que les autres missionnaires se lâchent. C’est alors que les ego-défenseurs de la cause nationale s’attaquent aux zorro-défenseurs de la même cause nationale. Hier ils se donnaient la main, aujourd’hui se donnent du « Traître ! » à tout-va. En ce sens, ce sont deux conceptions qui se font face : les défenseurs fascistes et les défenseurs critiques. Les premiers sont aveuglés par leur adoration du petit peuple, les seconds sont obsédés par les injustices qu’on lui fait subir. Les premiers s’allient aux maîtres du moment, les seconds les délitent à coups de semonces. Ceux-ci dénoncent, ceux-là dénoncent les dénonciateurs. Lutte interne et fratricide au nom de la salvation du petit peuple en mal de survivance.
Et dès lors, comme tous les coups sont permis de la part des facho-défenseurs, le petit peuple n’en sort pas grandi. D’où l’on voit qu’un petit peuple peut donner au monde l’image pitoyable d’un peuple petit.
Ainsi sont les Arméniens. De petit peuple auquel on les a réduits, voilà comment ils contribuent à se rendre plus petits encore. Quand l’ambition personnelle a l’indécence de s’approprier le sens du bien général, c’est que tout est perdu.
Et c’est ainsi qu’on veut tuer le journal Nouvelles d’Arménie Magazine.

http://denisdonikian.wordpress.com/2011/05/14/%C2%AB-plus-armenien-que-moi-tu-meurs-%C2%BB/
par le mercredi 8 juin 2011
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