ARMAND SAMMELIAN Rubrique

La laïcité « à la turque » ou le baiser aux lépreux


Il n’est pas incongru de poser la question de la vraie nature du régime politique turc depuis la proclamation de la Nouvelle République d’Ankara en 1923 et de l’annonce en grande pompe, en 1937, des 6 piliers du Kémalisme : le centralisme, le progrès, la république, le populisme, le nationalisme, la laïcité.
D’autant que dans ce pays où tout rapport aux réalités est hystériquement déformé, une idée apparemment simple et aisément vérifiable n’a jamais pu s’y imposer à ce jour, à savoir le respect de la différence sur le seul fondement du principe de laïcité !
Car la laïcité est une valeur universelle qui ne peut souffrir d’interprétations ou de versions adaptées et corrigées. Sa genèse remonte à la Révolution Française qui substitue les devoirs de l’homme envers Dieu en droits et devoirs de l’Homme et du Citoyen envers la République.
En affirmant que le pouvoir n’est plus d’origine divine mais qu’il provient du peuple souverain, seul apte à organiser la société dans laquelle il aspire à vivre, la laïcité présente la République comme un projet d’émancipation individuelle et collective, les convictions religieuses relevant de la sphère privée de chacun !
En séparant l’Église de l’État, la laïcité proclame la liberté absolue de conscience, et tout en ne reconnaissant, ne salariant ni ne subventionnant aucun culte, elle garantit la tolérance réciproque comme source de paix sociale et consacre le droit de pratiquer le culte de son choix en toute liberté.
Le principe de laïcité, socle humaniste de toute démocratie républicaine, c’est le respect, la générosité et la fraternité des uns envers les autres comme impératifs de l’âme d’un peuple rassemblé autour d’un idéal commun. Il assure l’égalité des droits et des devoirs pour tous, ceux qui croient au ciel comme ceux qui n’y croient pas !
C’est pourquoi cette ère nouvelle exempte d’apartheid, claironnée par Atatürk après la déchéance du califat et du sultanat au début des années 20, nous impose de confronter les éléments de langage, fussent-ils inscrits en alphabet latin dans la Nouvelle Constitution Turque de 1924, avec l’envers du décor...
S’il est vrai que le Kémalisme a développé un discours moderniste célébrant le principe de laïcité dans le prolongement du traité de LAUSANNE accordant l’égalité des droits civils, politiques et culturels pour les seules minorités juives, grecques et arméniennes survivantes, il reste que des dizaines de millions de Kurdes, Arabes, Abkhazes, Albanais, Druzes, Tcherkesses, Bosniaques, Lazes, Tchétchènes, Pomakes, Tatars, Alaouites, Yézidis, Hamshens, Caféris, Alévis... ne bénéficient toujours pas d’existence légale au sein d’une Turquie qui n’a jamais cessé de les stigmatiser.
C’est ainsi que tout en affichant la rupture avec la Sublime Porte et la dictature Jeune-Turque, le sort dévolu aux sous-catégories d’origine non sunnite et non turque de souche, privées de statut juridique par le « Père des Turcs », continue, encore et toujours, de représenter une véritable source de désordres communautaires.
Il est patent que cette politique discriminatoire, érigée en un système perfide qui affecte tolérer les minorités linguistiques, ethniques et confessionnelles, mais qui les étrangle férocement, méthodiquement et systématiquement, n’a généré que persécutions, replis identitaires et spirale de violences au sein d’une société fracturée et déshumanisée.
Si bien que cette laïcité de façade, aux allures martiales et aux méthodes létales, a constitué une duperie originelle destinée à enfermer ce maelstrom culturel sous une chape de plomb, dans un acide où cette totale mosaïque de « parias » aurait dû disparaitre corps et biens, au prix de son propre reniement, dans le seul but de construire une société turque homogénéisée et épurée, au service d’un pouvoir nationaliste turc hégémonique associé à une doxa sunnite turque exclusive.
C’est qu’en cachant son vrai visage sous le masque d’une société tournée vers le progrès et le pluralisme, en complet-veston, sans fez et sans voile, la Nouvelle République naissante d’Ankara a lié, de façon consanguine, les cénacles d’un islam rigoriste à un nationalisme frénétique parcourant tous les courants politiques afin d’étouffer les cris maudits de ces « morts-vivants ».
C’est dire combien cette laïcité chimérique a constitué un simple élément de communication, cité abusivement en exemple par nombre de pays et d’intrigants complaisants, avides de contrats et indifférents aux menées de cette “oumma“ à l’œuvre.
C’est un fait !
De Kémal qui se prosternait en prières lors de l’inauguration de la Grande Assemblée Nationale Turque en 1921 jusqu’au « frère musulman » Erdogan en passant par le « frère » félon Talaat pacha, ce simulacre de laïcité se confond avec une inlassable tentative d’éradication des « mécréants », pilotée et ordonnée par un pouvoir islamo-nationalisme turc sans partage, aux fins de façonner des citoyens godillots, des « invisibles » qui n’auraient le droit de faire que ce que l’État et la Charia leur permettent.
À rebours des principes humanistes maçonniques pro-laïques diffusés en Turquie par le Grand Orient de France à la fin du 19e siècle, ce retour vers le futur n’est pas sans nous rappeler le statut dégradant de sous-citoyenneté réservé aux « gueux » dhimmis, coupables d’être différents.
De sorte que l’on peut affirmer que la République laïque turque s’apparente, sans interruption aucune depuis sa proclamation, à une mystification démagogique à usage externe voire une imposture conforme à ses racines profondes, de l’ordre d’un déni de réalité destiné à des occidentaux aveuglés par leurs intérêts stratégiques, économiques et financiers.
Non seulement la laïcité « à la turque » n’a jamais prévu une séparation entre la Religion et l’État mais elle a organisé la domination de l’Islam sunnite par les imams comme autant de soldats chargés de la police de la bien-pensance, au service d’un État écrasant. En supprimant les ordres soufis ainsi que bien d’autres confréries puis en imposant l’appel à la prière en turc, la laïcité « à la turque » a creusé le tombeau des Droits de l’Homme en mettant un sunnisme politisé et radicalisé à son service, les imams, les muftis, les muezzins et autres prédicateurs formant un corps de fonctionnaires zélés, chargé d’annihiler les nombreuses ethnies et confessions au prétexte de les intégrer.
Au point qu’il existe aujourd’hui 21 facultés de théologie islamique et que le port du voile est autorisé à l’université, aux avocates et aux fonctionnaires d’un pays où le nombre de mosquées est passé allègrement de 15 000 à 80 000 !
Depuis cent ans, à l’aune d’une dérive totalitaire inscrite dans ses gênes, la laïcité déclarative turque est donc demeurée, à l’abri d’un écran de fumée, un perpétuel défi à la liberté de conscience, d’expression et d’opinion, un engrenage mortifère visant à camoufler une société entravée et encadrée par des imams, nommés par un État totalitaire qui dicte des prêches écrits par un puissant ministère des affaires religieuses, fort de cent mille scribes et doté de cinq milliards de dollars par an.
Cette Turquie éternelle, toutes bannières claquant au vent, qui célèbre le sunnisme turc à tous les étages en bannissant soigneusement tous les autres crédos, se situe à mille lieux d’une société sécularisée émancipée, riche de ses différences et respectueuse des convictions politiques et spirituelles de chacun. Sa laïcité démoniaque, le vice collé à la peau comme un autre « chalvar », championne en conversion forcée, lestée de tous les reclus qui ont usé leurs os dans ses geôles sordides, est demeuré un échafaudage terroriste qui condamne à mort l’altérité au nom de la pureté de son sang et de la suprématie de l’islam sunnite turc.
Tout ce que n’est pas la laïcité et tout ce que n’est pas le Coran !
La vérité est que l’absence de mise en œuvre effective du principe authentique de laïcité démontre la haine permanente réservée à ses minorités par une Turquie prédatrice qui n’a jamais cessé de nier leurs existences ou de les ignorer ou encore de les punir d’être ce qu’elles sont quand il ne les massacre pas, les préférant raides mortes ensevelies plutôt que de les reconnaitre et les inclure dans son patrimoine historique, pour l’enrichir et l’assumer.
Prises en tenailles entre Pouvoir et Religion, cela fait un siècle et plus que toutes ces « damnées » assistent, clopin-clopant, à leurs propres funérailles au nom d’une Vérité révélée et d’un Nationalisme forcené qui ne sont pas les leurs.
On cherche une vertu véritablement laïque au cœur de tant de duplicités quand on se rappelle les massacres hamidiés de 1895 et la proximité fraternelle réservée aux djihadistes par la Turquie terroriste d’Erdogan en 2014 à l’unisson de la complicité d’Atatürk avec les génocidaires Jeunes-Turcs en 1919.
De sorte qu’on peut affirmer d’évidence que la laïcité n’a jamais eu cours en Turquie où les individus n’ont jamais été respectés pour ce qu’ils sont et que soutenir son contraire est un mensonge grossier proféré par un État criminel qui n’a jamais réussi à conjurer ses démons racistes, xénophobes et confessionnels, ni se regarder en face pour procéder à une redéfinition de sa juste identité, à la lumière de la mixité sociétale qui la caractérise.
Tant et si bien que la laïcité fictive « à la turque » n’est pas une forme de laïcité, ni un dévoiement de la laïcité, ni une parodie de laïcité, ni même un palliatif à la laïcité ; elle est sa négation barbare, son revers honteux, une usine à discrimination anti-culturelle, une infirmité fasciste qui broie ses citoyens, le baiser aux « lépreux » d’un monstre sardonique dans la noirceur de sa nécropole...
Car de deux choses l’une : les Droits de l’Homme ou la tyrannie !
Ou bien le primat des principes humanistes sacrés de Raison, de Tolérance, de Liberté de conscience et d’Égalité ou bien l’obscurantisme idéologique et religieux !
En Turquie, même les miroirs sont effrayés de renvoyer la véritable image de ce théâtre d’ombres où dominent de façon pérenne l’arbitraire, le mensonge, le racisme et l’intégrisme, où la reconnaissance croissante du génocide des arméniens à travers le monde est muée, sans vergogne, en puissant ressort hyper-nationaliste par un islamisme turc radical brocardant l’Occident chrétien dégénéré...
En 2019, prodige des prodiges, la théorie de l’évolution sera écartée des manuels scolaires des enfants turcs afin de parfaire la fusion du futur citoyen avec le sujet fidèle obéissant et le rendre définitivement captif d’une théocratie sunnite turque où trônerait le calife. L’enseignement religieux, à l’école publique ou coranique, y abrutit d’ores et déjà les jeunes pousses avant même qu’elles ne deviennent adultes. Chaque jour, 80 000 imams démontrent à l’envi que la loi islamique est bel et bien restée au centre de gravité de la poudrière que constitue la laïcité « à la turque », avec ses bannissements, ses crimes d’honneur et ses mariages forcées de fillettes de 10 ans...
Il est certain que cette Turquie traditionaliste-là hait, exècre, vomit et veut la peau du modèle démocratique européen à cause de la place éminente que l’Homme y occupe, quels que soient son origine, sa croyance, la couleur de sa peau, son âge, son sexe, ses convictions politiques et idéologiques ou sa condition sociale...
Tout ce que la céleste « race supérieure » turque combat sauvagement et impunément depuis toujours !

Armand SAMMELIAN
Le 25 janvier 2018

par le samedi 27 janvier 2018
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