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Editorial : Le stade suprême du nettoyage ethnique, par Ara Toranian
Conséquence s’il en est des tensions à l’intérieur même du peuple arménien, les provocations de plus en plus cyniques de l’Azerbaïdjan à son endroit passent sous les radars. Ainsi le « procès » de ses dirigeants et des prisonniers de guerre commencé le 17 janvier, n’a engendré au moment où s’écrivent ces lignes que très peu de réactions internationales. Pourtant, le déferrement de ces hauts responsables arméniens devant la « justice » des assassins de leur propre peuple ne constitue-t-il pas le stade suprême du nettoyage ethnique subi en 2023 ? Après la guerre inégale de 2020, les attaques contre l’intégrité de l’Arménie en 2021, le blocus mortel déclenché en 2022, l’exode provoqué de septembre 2023, le jugement des victimes par leurs bourreaux s’imposent comme l’ultime trophée, dans le registre de l’ignominie.
Préparée de longue date, à l’image des agressions précédentes, cette mascarade judiciaire consacre la victoire totale de Bakou. Et, il serait tout à fait illusoire de miser sur la moindre faiblesse du dictateur azerbaïdjanais à l’égard de ces hommes coupés du monde, abandonnés de tous et à la merci de son hubris démesurée. On voit mal dans ces conditions ce qui pourrait arrêter cette vengeance institutionnalisée, par laquelle les vainqueurs auront la possibilité d’annihiler politiquement leurs ennemis, de les désintégrer physiquement, non sans les avoir préalablement humiliés.
Ce ne sont en tout cas pas les appels à la raison, au dialogue, à la pacification , qui seront susceptibles de freiner Aliev. Les dernières déclarations de l’autocrate, à l’occasion des vœux du Nouvel An, ne laissent pas de place au doute quant à ses intentions. Lancé sur la voie d’une surenchère sans limites (un mot qui ne figure pas dans son vocabulaire), il élève chaque jour un peu plus haut le niveau de ses exigences envers l’Arménie. Le pétrodictateur ne cherche en rien une réconciliation. Au-delà de la capitulation, il ambitionne la soumission totale de l’entité honnie. Voire même la disparition d’une Arménie dont il a déjà planifié le dépeçage pour en faire un Etat croupion, à sa botte et à celle d’Erdogan. Multipliant les outrances contre ce qu’il ose appeler le « fascisme arménien », Aliev vise en réalité l’honneur et la dignité d’un peuple, qu’il entend piétiner jusqu’au bout. Comme lorsqu’entrant dans le Parlement de Stepanakert en octobre 2023, il s’était essuyé les pieds sur le drapeau du Karabakh : un geste d’une violence symbolique inouïe que même Hitler, dans sa folie haineuse, ne s’est jamais autorisé à l’égard de ses ennemis.
On souffre évidemment pour ces prisonniers, pour ces figures admirables que sont entre autres Ruben Vardanian, Haraïk Haroutounian, Bako Sahakian, Arcady Ghoukassian, que les amis de l’Arménie en France connaissent et apprécient pour les avoir côtoyés et écoutés lors de leurs visites. Cette douleur est d’autant plus vive qu’elle s’accompagne d’un sentiment d’impuissance. Comme si un effet de sidération avait gagné l’« armenosphère ». Une situation paralysante que l’Arménie, le couteau sous la gorge, ne semble pas en mesure de débloquer. Contraintes de courber l’échine pour éloigner le spectre d’une guerre qu’elles croient perdue d’avance, ses autorités actuelles sont incapables d’agir pour leurs frères martyrisés. Plus grave, leurs maladresses à l’égard de la diaspora, qu’elles ont tenté de diviser pour mieux la contrôler, n’ont réussi qu’à affaiblir le camp arménien dans sa totalité, « l’Arménie réelle » comprise. En rupture de ban avec l’ancien « protecteur » russe défaillant, qui n’a pas à ce jour été remplacé, n’en déplaisent aux effets d’annonces avec un gouvernement américain sur le départ, elles ne proposent pas d’autres alternatives que celle de reculer, chaque jour un peu plus, dans l’espoir de repousser l’échéance redoutée d’une nouvelle agression.
Pourtant, face à un régime azerbaïdjanais menaçant, vouant un culte officiel à la primauté des rapports de forces militaires, qui constituent selon le satrape de Bakou le dernier mot du droit dans le monde contemporain, nos amis américains et européens, vers lesquels tous nos espoirs se tendent , s’avèrent incapables d’arrêter le bras assassin d’Aliev. Sans aller jusqu’à protéger militairement l’Arménie (ne rêvons pas), ne pourraient-ils pas au moins commencer par frapper au portefeuille l’oligarchie azerbaïdjanaise ? Les sanctions prises contre la Russie ne mériteraient-elles pas d’être également appliquées contre l’ignoble pouvoir azerbaïdjanais ? Aliev, coupable d’un blocus à vocation génocidaire et de crimes de guerre, jouirait-il, lui aussi, d’une immunité universelle, à l’instar de son frère d’armes Erdogan ? Que l’on nous explique pourquoi ce tyran sanguinaire devrait échapper à la Cour Pénale Internationale, alors que des mandats d’arrêt ont été lancés contre Vladimir Poutine ou Benjamin Netanyahou.
C’est à l’aune d’initiative en ce sens, et non de mise en scène flatteuse à Washington ou ailleurs, que pourra se mesurer la crédibilité du statut de « partenaire stratégique » que l’Arménie entend conférer à des puissances qui partagent ses idéaux, certes, mais pas ses risques (à l’exception notable de la France).
Ara Toranian