SAM TILBIAN Rubrique

L’Arménie ne serait plus un état souverain - Ou quand l’Histoire bégaie


Ainsi aux termes de l’accord de cessez le feu, qui ne constitue pas un Traité de Paix, loin s’en faut, conclu sous l’égide de la Russie, l’Artsakh se trouve amputé des deux tiers de son territoire, que la Turquie prévoit de repeupler par des familles turkmènes de Syrie, rapporte Sky News Arabia.
Et pire, l’Arménie devenue colonie turco-russe, serait privée de sa souveraineté sur une partie vitale de son territoire.
Ainsi la Turquie, et par voie de conséquence l’OTAN, va se trouver confrontée à la Russie, à qui des voix en Azerbaïdjan demandent d’évacuer l’Artsakh, mais aussi à l’Iran, que la Turquie déclare occupante de l’ Azerbaïdjan !

Quels sont les acteurs de ce cessez le feu léonin, qui n’est pas sans rappeler l’armistice de la forêt de Compiègne, et le traité d’Alexandropol ?
La Russie et le tandem Azerbaïdjan -Turquie, les mêmes qui ont imposé le Traité de Kars à une Arménie victime d’une coalition turco-soviétique.
L’ours russe aurait ainsi consenti une nouvelle fois à partager sa proie avec le loup, par crainte de la meute djihadiste.

Les causes d’une collusion en apparence incompréhensible
Cette alliance contre nature de la Russie et de la Turquie qui fut observée dans le passé s’explique ; à cet effet, il nous faut à nouveau revisiter l’Histoire pour comprendre la géopolitique du Sud Caucase.

La Russie

La Russie est marquée par une forte empreinte asiatique due à un peuplement de ses steppes par les nomades de la civilisation des Kourganes vers 2.500 ans avant J.C., puis par les Cimmériens autour de la Crimée avant de se disséminer, vers 1.200 avant J.C. ; suivis entre les 8e et 7e siècles avant J.C. par les Scythes également indo-aryens, originaires d’Asie centrale, qui se répandirent dans une vaste zone allant de l’Ukraine à l’Altaï.
Apparaissent ensuite au 3e siècle, dans la région des actuelles Ukraine et Biélorussie les Goths.
Enfin au début du 6e siècle les Slaves, originaires d’Eurasie qui s’étaient établis principalement dans la taïga russe, s’étendent dans toute l’Europe centrale, orientale et du sud-est.
Ils établiront avec les Varègues, venus de Scandinavie aux 7-8es siècles, la principauté de la Rus’ de Kiev et développeront les routes commerciales qui relient la mer Baltique à la Mer Noire, en empruntant le Dniepr depuis la Lituanie, qui relient aussi la Mer Baltique à la Mer Caspienne en empruntant la Volga depuis Novgorod, établissant des liens parfois conflictuels avec l’Empire byzantin.

Sous le règne de Vladimir, la Russie se convertit en 988 au christianisme Orthodoxe, qui deviendra l’une des composantes de l’identité russe.
En 1226, un peuple nomade venu de Mongolie, les Tataro-Mongoles, attaquent les principautés russes. Puis la Moscovie, qui se considérait jusqu’alors autant héritière des romains que des mongols, s’émancipe de la Horde d’Or avec Ivan le Grand au 15e siècle.
Elle commence à s’étendre vers le sud à partir du début du XVIe siècle, alors que l’Empire ottoman dominait déjà le Caucase, les Balkans et une grande partie des steppes d’Ukraine par l’entremise du khanat tatar de Crimée.

Ivan le Grand qui avait épousé en 1472, Sophie la nièce du dernier empereur byzantin tué lors de la prise de Constantinople par les Turcs en 1453, considéra la Russie comme la Troisième Rome,
Entre le 16e et le 18e siècle, la Moscovie annexe progressivement toutes les autres principautés pour devenir la Russie.
C’est à cette même époque que la colonisation par les paysans russes et les cosaques prend son essor avec Ivan IV le Terrible, le premier tsar de Russie, qui se considère comme l’héritier de Vladimir. Il annexe les khanats de Kazan capitale des Tatars et Astrakhan, donnant un accès à la Volga. Il atteint l’Oural, puis la Sibérie jusqu’au Pacifique, et met fin aux incursions dévastatrices en soumettant le khanat tatar de Crimée.

Au cours du 18e siècle, Pierre le Grand se déclare « Empereur de toutes les Russies ». Après une guerre contre la Suède, il obtient un accès à la mer Baltique et construit sa capitale St Pétersbourg, symbolisant l’ouverture du pays vers l’Europe.

Catherine II achève la conquête des steppes situées au nord de la Mer Noire, après avoir défait l’Empire Ottoman et le Khanat de Crimée ; puis après le partage de la Pologne, elle annexe l’Ukraine et la Biélorussie.

Il apparaît clairement que la Russie est européenne, mais elle est marquée par un fort tropisme asiatique, tel qu’Alexandre Douguine l’a formulé dans l’Eurasisme qui semble prévaloir de nouveau.
L’Eurasisme qui oppose la « thalassocratie », anglo-saxonne, protestante, d’esprit capitaliste (l’Occident : là où le soleil se couche, représentant le déclin) ; et la « tellurocratie », la « terre mondiale », (L’Eurasie, là où le soleil se lève représentant la renaissance).

La Turquie

La Turquie s’est constitué à partir d’une série d’invasions de nomades venus dAsie Centrale, les seldjoukides : tribu oghouze de mercenaires au service du Califat de Bagdad, qui profitant de l’opposition entre chiites et sunnites, s’emparèrent du Califat en 1055 et endossèrent le sunnisme djihadiste en se proclamant défenseurs de l’islam.

Ainsi le 16 août 1064, le sultan Alp Arslan s’empara d’Ani, et en 1071, il vainquit l’Empereur Byzantin à la Bataille de Manzikert (célébrée tous les ans).
Les Seldjoukides du Sultanat de Roum établis à Konia au 13e siècle, seront les ennemis des croisés et du Royaume de Cilicie.

A la fin du 13e siècle, nous assisterons à de nouvelles invasions oghouzes, les kara koyounlou (moutons noirs), les akh koyounlou (moutons blancs) enfin les ottomans qui fondèrent l’empire Ottoman.
Après la prise de Constantinople en 1453 (célébrée tous les ans) les ottomans devaient dominer tout le monde arabe au nom du Califat ; puis conquérir les Balkans et l’Europe au nom du djihad jusqu’à Vienne.

Ainsi, ce qui caractérise les tribus nomades turques c’est la conquête et la soumission des peuples conquis, théorisées par l’idéologie de la synthèse turco-islamique (la supériorité de la race, et le djihad). Idéologie qui a permis l’éradication des populations autochtones de l’Anatolie, et qui donna lieu à l’élaboration d’une historiographie qui a effacé toute trace chrétienne en Anatolie.
Cette idéologie a pour buts : préserver la pureté de la race, de la langue, de l’umma islamique, et des « vertus » militaires des conquérants.
De réduire les influences culturelles étrangères, et particulièrement de l’Occident impérialiste et cosmopolite, qui serait responsables du déclin de la Turquie. Occident que la Turquie méprise et qu’elle veut soumettre par une adhésion à l’Europe et à l’OTAN, comme les turcs ont investi et soumis le Califat de Bagdad et Byzance.

Les relations équivoques entre la Russie et la Turquie
Les Russes et les Ottomans se sont affrontés douze fois entre 1568 et 1916. dont les victoires de Loris-Melikov dans le Caucase en janvier 1878, et la bataille de Sarikamich lors de la guerre 1914-1918 .
Mais à plusieurs reprises la Russie a conclu des alliances avec l’Empire Ottoman contre les occidentaux et l’Angleterre en particulier, dont l’une, lors des massacres des arméniens en 1894-1896.

C’est dans ces contextes qu’ils faut examiner les interventions conjointes russe et turque dans le conflit arméno-azéri en Artsakh.

La Turquie exploite les tensions traditionnelles entre la Russie et l’Occident pour établir des liens privilégiés avec Moscou, alors qu’Erdogan prend de plus en plus ses distances avec ses alliés occidentaux et avance ses pions en jouant sur les deux tableaux.
Etant membre incontournable de l’OTAN, voulant adhérer à une Europe velléitaire qu’elle veut soumettre, soutenue en cela par l’Angleterre, l’Allemagne et même la Pologne, elle use ainsi habilement de sa position géostratégique, pour obtenir des milliards d’euros de subventions et de crédits.
L’OTAN qui fut si prompt à anéantir l’Irak, la Libye et la Syrie, s’est rangé cette fois dans le camp des barbares ; mais il est peu probable que comme en Syrie et en Libye l’OTAN soutienne le déploiement des forces turques en Artsakh.
L’ Angleterre, l’Allemagne, et même la Suisse (paradis fiscal de la SOCAR) se retrouvent aussi dans le camp de la barbarie. A ce sujet, il faudrait que l’Arménie prenne les sanctions qui s’impose en surtaxant les mines d’Amulsar et de Kadjaran.

Dans l’orbite de ces deux puissances impérialistes, on observe que la Géorgie et l’Ukraine, pays chrétiens, se rangent dans le camp de la Turquie membre de l’OTAN.
On voit des entités musulmanes autour du Caucase, héritières de l’Empire Ottoman, comme la Tchétchénie salafiste, se ranger dans le camp de la Russie.
Une Russie qui érige à Moscou la plus grande mosquée d’Europe et tolère la transformation de Sainte Sophie en Mosquée.

L’Arménie et l’ Artstsakh deviennent de fait l’enjeu d’une expansion russe confrontée à une expansion turque !
L’activisme néo-ottoman de la Turquie instrumentalisée par l’OTAN, risque ainsi de provoquer des affrontements entre russes et turcs comme en Syrie, avec le risque de transformer l’Arménie et l’ Artstsakh en théâtre de ces affrontements.
Ces relations troubles ont déjà été constatées en Libye et en Syrie, où des installations militaires russes ont été frappées par des drones turcs ; et où la Russie a bombardé des camps de mercenaires djihadistes en partance pour la Haut Karabagh !

Cependant la Russie a obtenu le déploiement de son armée, et à interdire le déploiement de militaires turcs en Artsakh. A cet effet, il lui fallait obtenir l’adhésion de l’ Azerbaïdjan et de son alliée la Turquie, qui depuis trente ans ont toujours refusé l’intervention russe sur le terrain, et cela la Russie l’a obtenu, en leur consentant des gains exorbitants au détriment de l’Arménie.

Mais pour la liaison avec le Nakhitchevan, la Russie peut-elle disposer de droits sur le territoire d’un état souverain, de plus sans l’assentiment du Parlement de cet état ?

Ceci ne pourrait être accepté qu’avec la réciprocité, étendue à la liaison Martakert Vardénis, (sur une route que nous avons construite !) dans l’esprit de l’accord stipulant : « Toutes les liaisons économiques et de transport de la région seront restaurées » (Ce qui était prévu à l’Article 17 du Traité de Kars).
Il faudra aussi exclure de ces droits de passage, tout mouvement militaire turc, tout en préservant la totale souveraineté arménienne dans ses communications avec l’Iran.

Ainsi après cet accord de cessez le feu catastrophique, on constate une forte opposition en Arménie, bien que le temps ne soit plus aux querelles intestines, qui ne peuvent que bénéficier à nos ennemis.
On constate aussi une démoralisation générale et un fatalisme, amplifiés par les réseaux sociaux, qui conduisent un grand nombre à souhaiter l’intégration du pays dans la Fédération de Russie. Les arméniens se complairaient-ils dans la soumission ?

Je crains que le désespoir soit à la mesure de l’enthousiasme qui prévalait lors de l’accession au pouvoir de Pashinian, lors de la mobilisation pour affronter l’ennemi, mobilisation exceptionnelle dépassant celle qu’on observa lors du tremblement de terre de 1988.

Je crains par dessus tout une émigration massive et la perte de notre identité collective ancrée dans une terre ancestrale, ce qui provoquera immanquablement une fracture avec la Diaspora et sa démobilisation.
L’heure est grave, dès lors qu’on s’oriente vers un nouvel asservissement, qui conduirait le pays vers une Arménie quasi « russo-soviétique » qui ne serait plus maîtresse de son destin, effaçant et le passé et l’avenir du pays.

Reste une seule alternative : toutes les forces vives de l’Arménie et de la Diaspora doivent se mobiliser pour faire valoir nos droits inaliénables sur l’Artsakh (compris Chahoumian Tartar et l’est de Martouni), dont le statut n’a pas été défini.
Un Artsakh dans les frontières qui étaient les siennes lors de l’agression des turco-azéris avec la complicité des russes, et le silence de nos « alliés » en 1920.
Un Artsakh protégé par les casques bleus de l’ONU, à défaut c’est une guerre de cent ans qui est devant nous.

« Et à cet effet, si nous ne pouvons pas faire valoir le Droit, c’est la Force qui devra être déployée par les forces unies de l’Arménie et de la Diaspora représentant une population de neuf millions, égale à celle de l’Azerbaïdjan, avec le potentiel intellectuel et scientifique qui est le sien.
Un seul objectif, se doter d’armes ultra performantes et les déployer pour la reconquête de nos territoires historiques ».

par La rédaction le jeudi 17 décembre 2020
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