Sahak Sukiasyan Rubrique

Entre nominations et limogeages, la justice est en berne en Arménie


Ces derniers huit jours, deux événements sont venus confirmer ce que beaucoup d’entre nous, bien que partisans de la « Révolution de velours », redoutaient : la réforme tant espérée dans le domaine de la Justice ne se fera pas.

Depuis deux ans, le procès intenté à l’ancien président R. Kotcharian s’est transformé en une longue série des sketchs qui méprise et humilie les familles des victimes de la sanglante répression du 1er Mars 2008 et ridiculise non seulement le système judiciaire, mais l’État arménien tout entier.

La révocation des nombreux magistrats corrompus n’a pas eu lieu, la tentative de réforme de la Cour constitutionnelle a donné lieu à des épisodes tout aussi saugrenus que le procès Kotcharian et le choix, hier, par la majorité parlementaire de trois nouveaux juges pour siéger dans cette même cour est la dernière expression de cet évident fiasco.

L’élection du juge Yervant Khountkarian à la Cour constitutionnelle est en particulier une offense au peuple arménien et un inadmissible pied-de-nez aux centaines de milliers de d’arméniens descendus dans les rues au printemps 2018 pour mettre fin à l’ancien régime et à son système judiciaire corrompu.

Durant ses années de service, le juge Khountkarian a prononcé d’innombrables jugements iniques dont plusieurs ont été contestés devant la Cour européenne des Droits de l’Homme entrainant le versement de centaines de milliers de dollars de dédommagements aux frais du contribuable arménien. Le tout à la charge des nouvelles autorités.

Que dire également des tentatives de poursuites avortées contre des membres de la famille de Serge Sarkissian et d’autres dignitaires de l’ancien régime désignés à la vindicte populaire et cloués au pilori durant les journées révolutionnaires de 2018. Sans parler des anciens ministres et hauts-fonctionnaires qui ont fui en Russie, aux États-Unis, aux Émirats arabes unis et en France pour échapper aux poursuites judiciaires après avoir pillé le pays et transféré le fruit de leurs rapines à l’étranger.

Quid des propriétaires des manoirs kitch bâtis sur des terrains publics, souvent sans permis, dans le parc de « Monument » à Erevan, des députés-oligarques qui ont privatisé des pans entiers des forêts domaniales et des portions entières des rivages du lac Sevan ?

Mais dans le même temps, le même jeune ministre de la Justice qui a su convaincre le Premier ministre de différer, ou de ralentir le rythme des réformes, au prétexte qu’elles devraient se faire « en douceur », n’hésite pas à sanctionner de vrais serviteurs de l’État dont la carrière pourrait pourtant l’inspirer.

C’est le cas d’Amatuni Virapyan, le directeur des Archives Nationales d’Arménie, qui a été limogé la semaine dernière, à deux mois de la retraite, sous un prétexte qui tendrait à prouver qu’au fond, les choses n’ont pas vraiment changées en Arménie depuis deux ans.

Les motivations réelles de ce limogeage ne sont pas claires. Il y a près de deux ans, conformément à des pratiques de management héritées de la période soviétique, A. Virapyan avait déjà été sommé d’écrire une lettre dans laquelle il aurait demandé à être « libéré » de ses fonctions. Cette demande lui avait été présentée après une campagne orchestrée par plusieurs « chercheurs » et historiens qui contestaient ses aptitudes à diriger les Archives nationales d’Arménie et sa probité. L’affaire c’était alors soldée par un couac.

Cette affaire n’est malheureusement pas une première puisqu’un autre grand serviteur de l’État et de la culture, Dikran Zargaryan, Directeur de la Bibliothèque Nationale d’Arménie, avait également été « mis à la retraite » de manière toute aussi discutable il y a deux ans.

Alors que les revendications de la « Révolution de velours » portaient en grande partie sur l’impartialité de l’État et la recherche de critères objectifs en matière de « politique des cadres », il semblerait que le nouveau pouvoir ait du mal à franchir le pas et que le célèbre système du Խ. Ծ. Բ. ( Խնամի - ծանօթ -Բարեկամ) c’est-à-dire d’un système reposant sur « la parentèle, les connaissances et les amis » perdure dans une Arménie qui globalement n’a pas encore réussi à tourner la page de 70 ans de soviétisme.

Le sort inique réservé à de loyaux serviteurs de l’État arménien comme Dikran Zargaryan et Amatuni Virapyan qui ont servi avec conscience et dévouement la science et la culture atteste malheureusement que la Justice est aujourd’hui en berne en Arménie et sans doute pour de nombreuses années encore.

Sahak Sukiasyan

par La rédaction le jeudi 17 septembre 2020
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