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Débat à l’Assemblée nationale : les 100 ans des Républiques du Sud Caucase


A l’initiative des Nouvelles d’Arménie Magazine et à l’invitation du député Jacques Marilossian, président du groupe d’amitié France-Arménie, s’est tenue le 28 mai dernier une conférence à l’Assemblée nationale. Le thème : le centième anniversaire de la naissance des Républiques du Caucase du Sud, et leur héritage sur les sociétés actuelles. Durant cet après-midi de réflexion ont pris la parole Charles Urjewicz, professeur émérite à l’Inalco, Jean Radjanyi, professeur de géographie de la Russie à l’Inalco, et Gaïdz Minassian, journaliste au Monde et professeur à Science Po, en salle Colbert, devant près de 80 personnes attentives, qui ont pu poser leurs questions aux trois spécialistes. A noter que deux intervenants n’ont pas pu être présents, Claire Mouradian étant dans la délégation officielle du ministre Jean-Yves Le Drian au même moment en Arménie ; alors que Bernard Kouchner n’a finalement pas pu venir à cause des grèves Air France.

Il y a cent ans, en mai 1918 et alors que la Première Guerre mondiale perdurait en Europe et au Proche-Orient et quelques mois après la révolution bolchevique d’octobre 1917, on assistait dans le Caucase du sud, à la création de 3 Républiques indépendantes nées sur les décombres d’une éphémère République fédérative transcaucasienne réunissant les trois principales composantes nationales. Le 26 mai, la Géorgie, alliée de l’Allemagne, quitte la fédération en premier et proclame son indépendance ; le 27 mai, l’Azerbaïdjan, allié de l’Empire ottoman, emboîte le pas aux Géorgiens. Et enfin, le 28 pour l’Arménie, alliée des forces de l’Entente, qui finalement n’a plus vraiment le choix. Trois dates qui vont marquer les esprits des trois nations avant de connaître, dès 1920, un destin commun au sein de l’Union soviétique, avant de recouvrir leur souveraineté en 1991 lors de la chute de l’Union et la fin de la guerre froide. Des points communs d’un siècle à l’autre, bien entendu, mais il existe, également beaucoup de différences entre ces deux périodes et ces trois Etats qui célèbrent cette année le 27e anniversaire de leur indépendance.

C’est ce qu’a tout d’abord montré Charles Urjewicz, spécialiste de la Géorgie. La réalité de la guerre de 1918 a frappé en plein visage cet Etat, qui proclame son indépendance le premier, aidé par l’Allemagne. Avec l’idée de créer un Etat national, mais surtout un Etat démocratique : “l’utopie de construire un ensemble démocratique, sinon fraternel, en tout cas bienveillant“. Malgré ses erreurs, un Etat viable aurait pu être mis en place, mais trop de difficultés se sont dressées face à lui : mis de côté par les Alliés, il doit en plus faire face à des problèmes territoriaux en Abkhazie ou en Ossétie du Sud. Si ces problèmes sont toujours d’actualité aujourd’hui, Charles Urjewicz a tenu à finir sur une note optimiste, mettant en avant les changements démocratiques importants de ces dernières années de la Géorgie, qui se rapproche de l’UE.

Jean Radvanyi a ensuite pris la parole pour parler de l’Azerbaïdjan et de cette “République démocratique“ mis en place le 28 mai et dissoute moins de 2 ans après. Si le Conseil national d’Azerbaïdjan voulait aussi une démocratie, très vite les tensions apparaissent et a lieu un pogrom anti-musulman. Cette République n’aura pas le temps de se créer une Constitution. Selon le spécialiste Jean Radvanyi, deux réflexions sont importantes lorsque l’on réfléchit à l’Azerbaïdjan. Tout d’abord, il faut s’interroger sur le rôle du pétrole : certes, depuis la fin du 19e siècle, c’est un facteur de puissance, mais c’est également une source d’inégalité de croissance, de corruption... De plus, la question territoriale reste majeure : “au cours des 2 derniers siècles, la plupart des décisions ont été soumis à des pressions extérieures“, a rappelé Jean Radvanyi.

Puis Gaïdz Minassian a parlé de l’Arménie, mettant en exergue 4 mots importants lorsqu’il s’agit de comparer les deux époques. Tout d’abord, le mot “guerre“ : le contexte de Première Guerre mondiale avec son jeu d’alliance, les guerres régionales mais aussi le climat de guerre que l’on retrouve aujourd’hui (il faut rappeler que les blocus turc et azerbaïdjanais sont un acte de guerre). Le second mot, c’est le “génocide“, et la question des réfugiés que cela induit. Le troisième, c’est “Empire“ : le Caucase du Sud est entre trois Empires (russe, ottoman, perse). Gaïdz Minassian a expliqué : “Ils sont en pleine chute, et les trois peuples du Caucase du Sud vont jouir d’un héritage inégale : Bakou est une capitale industrielle, Tbilissi aussi, mais l’Arménie n’a pas de centre industriel à l’époque (les premières réunions de la République ont même lieu à Tbilissi) ; ce qui a changé aujourd’hui puisque Erevan en est un. Enfin, le dernier mot est “dirigeant“ : ceux des trois Républiques se connaissent et s’apprécient, ils ont été formés dans les mêmes écoles, sont issus d’un mouvement de libération. Leur idée commune : le progrès, la socialisation. D’où une divergence par rapport à l’époque contemporaine : cette éthique, ce respect de la valeur humaine, c’est quelque chose qu’on a du mal à percevoir dans la caste politique à partir de 1991. De 1991 à 2018, on était dans une conception instrumentaliste du pouvoir, d’où l’absence de confiance entre la population et le régime. Mais avec Nikol Pachinian et la mise en avant de son slogan “Nous sommes les maîtres de notre pays“ est célébrée l’idée que les choses se décident dans le pays, avec le peuple, en toute autonomie.

Après ces trois exposés très vivants, des débats ont pu être lancés. Le premier a concerné la Révolution de velours arménienne : peut-elle être un exemple pour ses voisins, un moteur de changements dans l’ensemble du Caucase ?Les Géorgiens vous diront qu’ils l’ont déjà fait, eux !“, a commenté Charles Urjewicz, parlant de 2003 et l’arrivée de Mikheil Saakachvili. “Avant cette Révolution, la Géorgie était celui qui s’en sortait le mieux, avec un système démocratique qui fonctionnait aussi bien qu’il pouvait“, a continué le spécialiste, concluant sur le fait que, si l’Arménie ne sert pas d’exemple, elle pourrait en tout cas être un partenaire vertueux. Un avis partagé par Gaïdz Minassian : “Je ne pense pas à un modèle, mais en tout cas une dynamique. Pour l’Azerbaïdjan en tout cas, quand on parle à certains Azerbaïdjanais de France, il y a un espoir...“. Pourtant pour Jean Radjanyi, cela pourrait entraîner un renforcement des législations pour empêcher que tel ou tel segment de l’opposition se développe là-bas.

Puis le débat s’est tourné vers l’idée de fédéralisme : est-ce que cela peut être encore une source d’inspiration aujourd’hui ? Les trois spécialistes étaient d’accord : si c’est une belle idée sur le papier, cela reste difficile de la pratiquer... “Si on l’entend à l’ensemble des Etats, je n’y crois pas, d’autant plus que c’est connoté négativement depuis l’URSS, a confié Jean Radjanyi. Mais telle ou telle forme de fédéralisme pourrait être une solution...“. Pour Gaïdz Minassian, la clé passerait par l’autonomisation des sociétés civiles.

Il a d’ailleurs lancé un appel à la diaspora arménienne qui a désormais son rôle à jouer depuis l’arrivée de Pachinian : “J’invite la diaspora à aller investir sur place, et non à exporter sa mémoire, son savoir - Ce n’est pas ça qui fait vivre !“. Pour Jean Radjanyi, une grande différence existe entre l’Arménie et la Géorgie d’un côté, et l’Azerbaïdjan de l’autre : dans ce dernier, l’évolution ne se fera pas sur le plan politique, mais peut-être plutôt sur le plan économique.

Après une tentative de perturbation par une personne azerbaïdjanaise présente dans la salle, Jacques Marilossian a conclu ce débat enrichissant, pédagogique et objectif. “Ce qui me semble le plus marquant, c’est ce rapport à l’autre, a déclaré le député. L’histoire de ces trois Républiques est construite sur une lutte pour une reconnaissance matérielle, des frontières mais aussi symbolique“. Ajoutant : “Mais aussi dans un rapport à l’autre : est-il mon allié ? Mon adversaire ? Qu’attendre de lui ?“. Laissons l’avenir répondre à cette question...

par le samedi 2 juin 2018
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Texte et photo : Claire Barbuti