Alain Krivine Rubrique

La reconnaissance du génocide est un enjeu pour l’avenir de l’Europe Le point de vue de Alain Krivine


A la veille de la mise en œuvre de la « solution finale », Hitler, dit-on, se rassurait : « Qui se souvient encore du génocide des Arméniens ? »... Horrible phrase et redoutable avertissement ! C’est au peuple arménien que l’Histoire a donné le terrible privilège d’avoir inauguré en ce siècle la série des crimes contre l’Humanité, des « épurations ethniques », des génocides qui ont ponctué sa marche. Une série qui, après l’horreur innommable de la destruction des Juifs et des Tsiganes, connaît ses prolongements présents - au Rwanda, dans les Balkans, au Timor... -, témoignant que, hélas !, elle n’est pas achevée. Comment ne pas comprendre qu’en dépit des traumatismes de la mémoire collective le crime se répète ? Et que, malgré les « plus jamais ça ! », ses traces sont patiemment et avec détermination effacées, voire brutalement niées... En ce sens, le combat de la diaspora arménienne et de ses organisations pour exiger la reconnaissance du génocide arménien, et porter au devant de la scène politique mondiale la mémoire vivante de la tragédie, outre qu’il est pleinement légitime, représente une œuvre de salubrité publique. Cette reconnaissance, d’abord par l’Etat qui en hérite la culpabilité, et au-delà par l’Humanité entière, représente un impératif moral et politique. Car nier ou estomper ce crime, qui fut le premier de la tragique série, c’est participer à ce travail sans fin repris des ces effacements successifs qui a préparé (et prépare) d’autres rééditions de la barbarie. Or, ce qui était vrai hier l’est sans doute plus encore aujourd’hui. La perspective de l’intégration de la Turquie à l’Union européenne donne en effet une vive actualité à la question. Cette perspective, en effet, est plurielle. Ce peut être celle dessinée par une volonté de puissance amenant à voir dans « l’européisation » de la Turquie la possibilité pour l’Union de développer son influence dans cette partie de l’Asie au cœur de laquelle se trouve l’Etat turc. Bref, de conquérir un espace propre dans une région aussi instable que décisive sur le plan économique et stratégique. Si tel devait être le cas, on peut être sûr qu’au-delà des déclarations de principe et des promesses solennelles, l’attachement aux droits de l’homme et à la légitimité des droits des peuples, s’avérerait simplement de façade, et bien fragile. Les droits des Kurdes et la mémoire arménienne en seraient certainement les premières victimes. Les hésitations et tergiversations du sénat et du gouvernement français sur la question arménienne montre une nouvelle fois de quels accommodements sont tissées les relations entre grandes puissances. Sans doute celles-ci savent qu’elle ne sont pas exemptes de tout reproche en cette sensible et douloureuse matière. C’est pour une perspective autre que nous militons : celle d’une Europe des peuples, sociale et démocratique, visant non pas à la puissance impériale mais au progrès humain. Une perspective au nom de laquelle il est nécessaire, et par laquelle il doit devenir possible, d’assumer le passé et ses crimes, pour travailler à empêcher leur continuation. Le dialogue européen peut aider le peuple turc à faire ce travail, en refusant les tentations de la crispation et du défaussement, parce qu’il doit faire apparaître que le problème, pour terrible qu’il soit, est bien celui de toute l’Europe et de l’Humanité entière. On est trop souvent tenté de renvoyer ces tragiques dérapages de l’Histoire au passé ou à l’ailleurs, expression d’une sauvagerie qui n’est concevable que comme une résurgence d’un passé primitif ou d’un surgissement malencontreux de qui n’existe qu’aux marches de la civilisation. Nous savons bien qu’il n’en est rien. Toute l’Histoire du siècle témoigne que la barbarie accompagne comme son ombre le développement capitaliste et l’avancée de la modernité. Les débats qui se préparent peuvent être une chance dans la mesure où ils doivent obliger à prendre en compte que le problème du génocide arménien ne concerne pas les seuls Arméniens, ni ne relève seulement du « devoir de mémoire » : il est un enjeu au regard de l’avenir de l’Europe et de la civilisation. Plutôt on en prendra conscience et mieux ce sera.

par le mardi 1er février 2000
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Alain Krivine est député européen LCR.