Frédéric Encel Rubrique

De la reconnaissance officielle du génocide arménien par Israël Le point de vue de Frédéric Encel, Docteur en géopolitique, professeur de relations internationales à l’ESG, maître de séminaires à Sciences-Po (préparation ENA), paru dans le numéro 130 des Nouvelles d’Arménie Magazine


Récemment, j’étais convié par l’Union des étudiants
juifs de France (UEJF) - parmi d’autres
universitaires et personnalités diverses - à participer
à un voyage mémoriel au Rwanda dans les
collines duquel, en 1994, trois mois suffirent aux
Hutu fanatisés pour assassiner à la machette et
au gourdin plus de 800 000 civils Tutsi. Evidemment bouleversante - et pas seulement pour quelqu’un dont le père porta l’étoile jaune - la visite de nombreux lieux de supplice devenus lieux de mémoire ne peut qu’interpeller sur la tragique inanitédu « Plus jamais ça » de 1945, ainsi que sur le naufrage moral de l’ONU hier dans les Grands Lacs, aujourd’hui au Darfour...
Mais au-delà de ces considérations, j’ai été stupéfait en parvenant au terme de la visite du mémorial national de Gisenyi, à Kigali, sorte de Yad Vashem à l’israélienne : là, un pan de mur entier de l’exposition affiche en kinyarwanda et... en arménien, des photos et textes relatant le génocide de 1915 ! Au cœur de l’Afrique noire, soit à des milliers de kilomètres de toute présence arménienne pérenne, sans nul échange autre que symbolique avec la république d’Arménie et en l’absence d’une communauté localement établie, voilà une autorité nationale qui tient à inscrire le génocide « local » dans la cataclysmique lignée des grands génocides du XXe siècle.
Evidemment informés du génocide arménien et sourds à tout
type de négationnisme, les étudiants de l’UEJF furent manifestement très émus de ce témoignage de conscience si inattendu sous ces latitudes.
Cette double démonstration d’un haut niveau de conscience -
la rwandaise et la juive-française - me conforte depuis dans deux certitudes. La première : du mémorial de la Shoah de Paris aux dossiers récurrents du mensuel juif de référence « L’Arche », en passant par les prises de position fortes de personnalités juives en faveur de la reconnaisse du génocide arménien
par la Turquie, deux communautés de destin font
solidairement front contre la peste négationniste de façon croissante, et il n’est pas jusqu’aux organisations juives sionistes américaines qui rejettent de plus en plus clairement les appels au boycott par la Turquie - pourtant partenaire d’Israël - des manifestations du souvenir du génocide arménien. Ma seconde certitude : à terme, l’Etat d’Israël reconnaîtra aussi, officiellement, la tragédie de 1915. Aux esprits chagrins qui croient impossible cette reconnaissance, je rappellerai quelques faits passés et présents. Dès 1895, Théodore Herzl, le fondateur du sionisme politique, s’attriste du sort des dizaines de milliers d’Arméniens massacrés en Anatolie ottomane et traite le sultan de « chef de brigands », d’autres leaders sionistes du Yishouv de Palestine s’émouvant publiquement du génocide, en 1915.
Très récemment, l’ancien ministre de l’Education israélien et chef du parti Meretz, Yossi Sarid, bravait les recommandations négatives de Shimon Péres et allait fleurir le Tzitzernakabert. Il était suivi, quelques mois plus tard, du grand Rabbin ashkénaze d’Israël en exercice, Yona Metzger, ès qualité... Ces deux visites dénuées d’arrière-pensées (il n’y a ni électorat, ni lobby religieux ni pôle commercial arménien en Israël !) sont certes isolées mais sans précédent.
Si la reconnaissance par l’Etat hébreu n’a pas été officialisée après l’indépendance de 1991, seules de froides raisons liées à la realpolitik régionale l’expliquent (et non un quelconque motif de type « concurrentiel » en matière mémorielle), qu’on peut aisément synthétiser comme suit : le partenariat stratégique avec la Turquie. Engagée dès le début des années 1990 - soit juste après l’indépendance de l’Arménie - officialisée en février 1996, cette coopération commerciale et militaire s’est doublée d’un partenariat pétrolier avec l’Azerbaïdjan. Dans cette logique, il eût été surprenant que Jérusalem accède rapidement à la légitime demande de reconnaissance de la part de l’ensemble du peuple arménien.
Attitude scandaleuse ? Peut-être, à condition de qualifier de même la coopération de la république d’Arménie avec une
république islamique d’Iran qui appelle ouvertement à la liquidation (donc au génocide ?) d’Israël... En outre, même au cœur du pouvoir de l’arménophile République française, en 2000- 2001, certains avaient crié gare aux sanctions commerciales turques en cas de reconnaissance du génocide ! Les mêmes - et d’autres - s’opposent du reste aujourd’hui à la pénalisation de sa négation, en cours d’adoption législative... Ne soyons donc pas naïfs : la célèbre formule selon laquelle « les Etats n’ont que des intérêts » apparaît hélas plus valide que jamais. La vraie question est de savoir où fixer le seuil de supportabilité, cette ligne rouge séparant ses intérêts bien compris de la prise en compte de la morale humaine a minima ? Géopolitologue peu
soupçonnable de misérabilisme, j’affirme que la reconnaissance pleine et entière du crime des crimes - un génocide - doit s’inscrire clairement en deçà de cette limite.
Au cours de mes quinze années de recherches universitaires
en Israël, je n’ai jamais lu ou entendu un seul citoyen douter de la réalité du génocide arménien. Jamais. Au contraire, à l’instar de ces étudiants juifs français qui partirent découvrir et comprendre le génocide tutsi, un nombre croissant de jeunes Israéliens s’intéressent à la tragédie de 1915, parfois dans un cadre universitaire. Reste la reconnaissance exécutive ou législative, officielle, solennelle. Sous l’effet conjugué d’un haut niveau de conscience populaire et de l’évolution en cours de la géopolitique moyen-orientale, elle adviendra. Ce jour-là, plus grandes seront la démocratie israélienne et la fierté de ses amis...

par le jeudi 31 mai 2007
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