René Dzagoyan Rubrique

Ne jamais renoncer


Il ne faut pas se bercer d’illusions : le recours déposé au Conseil Constitutionnel par les Parlementaires contre la loi sur la négation comporte un risque non négligeable d’aboutir sur un rejet des Sages. Depuis longtemps déjà, ses principaux ténors, MM. Haenel et Charasse, se sont prononcés en sa défaveur, sans parler de son président, Jean-Louis Debré. Chacun se souvient en effet de son déni de démocratie lorsqu’en 2006, il interrompait brutalement la séance de l’Assemblée Nationale juste avant le vote final. Si l’on peut supposer qu’il y aura tout de même certains de ces Sages pour ne juger qu’en droit, il ne faut pas ignorer non plus que les trois personnages cités plus haut sont loin de porter le président de la République, initiateur de cette loi, dans leur cœur, le président de ce Conseil particulièrement, chiraquien de la plus belle eau, qui cherche depuis longtemps l’occasion de tirer le tapis sous les pieds du successeur de son protecteur. Il n’est donc pas sûr que seule la « sagesse » guidera les décisions des gardiens du temple constitutionnel.

Certes, M. Badinter nous avait avertis et doublement. En effet, selon lui, l’invalidation de la loi du 23 janvier pourrait invalider du même coup la loi sur la reconnaissance de 2001. Mais l’effet boomerang qu’il signalait, comporte un autre dommage collatéral. S’agissant de lois dites « mémorielles », le refus d’entériner le vote de janvier 2012 risque de mettre en péril une loi du même genre, à savoir la loi Gayssot.

La loi de janvier ne mentionne pas explicitement le Génocide arménien, mais porte sur tous les génocides reconnus par la France, y compris la Shoah. Si le Conseil Constitutionnel accepte le principe qu’on puisse nier un génocide affirmé par l’Etat français, il accepterait par la même que la Shoah puisse l’être aussi, au nom de l’égalité de traitement des citoyens. C’est le danger que soulignait le président Sarkozy à l’issue de sa rencontre avec les députés UMP le mardi 31 janvier. Quand bien même le Conseil Constitutionnel éviterait ce danger en occultant cette question, rien n’empêchera un justiciable incriminé au nom de la loi Gayssot de recourir à une Question Prioritaire de Constitutionalité (QPC) qui la remettrait en question. Jusqu’ici, certes, les tentatives de ce genre ont été bloquées par la Cour de Cassation, les arguments n’étant pas les bons. Mais en justifiant l’invalidation de la loi de janvier, le Conseil Constitutionnel fournira à coup sûr des armes nouvelles aux néo-faurissoniens. Si l’on peut nier un génocide reconnu par la France, pourquoi ne pourrait-on pas nier le caractère génocidaire de l’Holocauste ?

L’argument est d’autant plus pernicieux que la qualification en tant que « génocide » peut être, en terme de droit, avancée par les négationnistes professionnels. M. Badinter soutenait dans une chronique du Huffington Post que la différence majeure entre le Génocide des Arméniens et la Shoah tient dans le fait que « le génocide juif par les nazis a été établi par le Tribunal Militaire International de Nuremberg. ». Ou il invoque encore le Protocole de Londres de 1944. Or le terme de « génocide » ne figure ni dans les minutes du procès de Nuremberg, ni dans le protocole de Londres. Et pour cause, ce terme n’est entré officiellement dans le vocabulaire du droit international que le 9 décembre 1948, soit trois ans après Nuremberg, dans la Convention de l’ONU pour la prévention et la répression du crime de génocide. Ce qui a été établi à Nuremberg est, selon les juges de Nuremberg eux-mêmes, un crime contre l’Humanité. Ce n’est donc qu’après les faits et bien après le Procès de Nuremberg que le terme de génocide fut appliqué à l’Holocauste. Sa qualification en tant que tel ne découle donc pas du procès de Nuremberg.

Certes, s’agissant de tels événements, ces pinaillages sémantiques ont quelque chose d’odieux. Il est un fait que tous admettent aujourd’hui : la Shoah et le Génocide des Arméniens sont tous deux des entreprises de destruction massive et organisée de deux peuples qui, à trente ans d’intervalle, ont subi le même destin, pour un seul et même motif : le racisme. M. Badinter lui-même en est d’accord. En droit français, la négation de la Shoah est un acte de racisme interdit. Si le Conseil Constitutionnel rejette la loi de janvier 2012, il considèrera que la négation du Génocide des Arméniens est un acte de racisme permis. Permettre la négation de l’un ouvrira inévitablement la porte à la négation de l’autre, à moins de soutenir que ces deux génocides reconnus par la France ne sont pas égaux.

En outre, quelle que soit la conclusion des Sages, la Turquie n’échappera pas au flot ininterrompu des reconnaissances internationales qui a commencé voilà cinquante ans et qui continuera encore pendant les cinquante prochaines années. Bien avant le vote du Sénat, le 21 décembre 2011, dans sa chronique du Turkish Daily News, le célèbre éditorialiste turc de tendance kémaliste Mehmed Ali Birand, constatait : « La Turquie a perdu son combat contre le Génocide. Pendant cent ans, elle a d’abord plongé sa tête dans le sable, n’en a pas débattu, et a laissé sa propre société dans l’ignorance. Durant toutes ces années, elle a été incapable de faire croire à la communauté internationale qu’ « il n’y a eu aucun génocide ». Elle n’est pas allée au delà d’une totale négation. Nous avons manqué le train. La conscience internationale a accepté le Génocide et croit les Arméniens..... Si la Turquie combat avec ses méthodes traditionnelles, qui sont loin d’être convaincantes, comme elle l’a fait dans le passé, elle sera incapable d’arrêter le tsunami. »

Le tsunami ne s’arrêtera pas. Si le Conseil Constitutionnel se prononce contre la loi, nous aurons perdu une bataille, mais nous n’aurons pas perdu la guerre. Et la seule condition pour la gagner est de ne jamais renoncer. Jamais. Car les seules batailles que l’on est sûr de perdre sont celles qu’on ne livre pas.

René Dzagoyan

par le dimanche 5 février 2012
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A paraître dans Achkhar