René Dzagoyan Rubrique

L’union sacrée


Le Conseil Constitutionnel a rendu son verdict. Le mardi 28 février 2012, la loi votée par le Parlement a été déclarée contraire à la Constitution. La voie est ouverte en France au négationnisme turc. Soyons-en certain : le gouvernement d’Ankara en profitera, mais contrairement au passé, il en profitera avec subtilité, se cachant, comme il a commencé à le faire, derrière des journalistes bon teint, des historiens naïfs et des parlementaires à la solde, le tout piloté par des sociétés de communication grassement payées par les industriels de l’Institut du Bosphore, dont les messages seront largement relayés par les associations turques en région.

L’offensive d’Ankara ne se limitera pas à la négation du Génocide. Elle s’étendra à l’Arménie et au Karabagh. On en a déjà senti les effets avec les manifestations sur Khodjalou, en France, aux Etats-Unis, à Istanbul ou à Bakou. Là encore, ça n’est qu’un début. Pour retourner l’opinion contre nous, la Turquie et l’Azerbaïdjan mettront tout l’argent nécessaire et tous leurs réseaux en branle, avec un seul objectif : faire passer les bourreaux pour des victimes et par là même, faire passer la Diaspora pour les complices de ces bourreaux.

Le but final de l’opération est double : pour Ankara, éliminer l’obstacle que constitue la reconnaissance du Génocide à l’entrée de la Turquie dans l’Europe ; pour Bakou, affaiblir l’Arménie et le Karabagh dans les négociations de Minsk, voire justifier par avance une aventure militaire. Bakou et Ankara ont fait alliance et pour eux l’Arménie et la Diaspora sont les deux ailes d’un même front. Ce mardi 28 février, avec l’appui du Conseil Constitutionnel, ils ont emporté une place, mais ils n’ont pas gagné la guerre. Dès aujourd’hui s’ouvre un nouveau champ de bataille.

Les forces en présence sont inégales, certes, mais elles l’ont toujours été. Au Karabagh, la guerre a été gagnée par une poignée d’hommes sur une armée cinq fois plus nombreuse. Aujourd’hui, les forces arméniennes, inférieures en nombre, tiennent encore en échec les divisions azéries suréquipées. On gagne les guerres avec des hommes, pas avec des machines. De même en France, en 2001, la machine de guerre turque, financée par Ankara et soutenue par le monde du commerce, n’a pas pu empêcher la loi sur la reconnaissance. De même en 2006, les efforts conjugués de la diplomatie ankariote et de la sphère des affaires n’a pas pu arrêter la loi sur la négation à l’Assemblée Nationale, non plus qu’en décembre 2011 et en janvier 2012, quand, soumis aux tirs croisés des dignitaires turcs et azéris, des politiciens de l’Institut du Bosphore et de la presse alimentée par des boîtes de communication, les Parlementaires français ont massivement voté la loi Boyer. Par son immense succès, loin devant les événements au rabais de l’Année de la Turquie, l’année de l’Arménie a montré que le socle des élus amis des Arméniens comme notre ancrage dans la vie culturelle et sociale des régions est solide et le sera sans doute encore plus après le camouflet que vient d’infliger à la France les Turcs et le Conseil Constitutionnel réunis. Autre avantage, la position des deux candidats aux présidentielles, Nicolas Sarkozy et François Hollande, qui, de toute évidence, sauront rendre la gifle qu’ils viennent de recevoir. Restent les journalistes qui, espérons-le, évalueront assez vite ce que valent ces Etats turc et azéri par le seul dénombrement de leurs collègues emprisonnés au-delà du Bosphore. Et s’ils ne le font pas, nous les y aiderons. Au lendemain de sa prise de pouvoir, Talaat disait à l’ambassadeur Morgenthau qu’il suffisait de quinze hommes déterminés pour changer l’histoire d’un pays. Nous sommes plus que quinze.

Les avantages en notre faveur sont nombreux, mais le dispositif turco-azéri comporte un élément stratégique absent de notre organisation : l’étroite relation entre leur Diaspora turcophone et les autorités de Bakou-Ankara. Soyons clair sur ce point : à l’heure où les Arméniens du dedans comme du dehors sont perçues comme les deux faces d’un même adversaire, les relations entre le gouvernement d’Erevan et la Diaspora française ne marchent pas. En lieu et place de moyens à la hauteur des enjeux, on distribue diplômes, médailles et colifichets. En lieu et place d’une stratégie commune, on attise les divisions et les clivages. En lieu et place d’une politique d’encouragement aux forces vives et libres de leur parole, et parfois et justement indignées par des dérives inadmissibles, on conforte la courtisanerie et la docilité. En retour, pour s’être concentrée à la fois sur le seul thème du Génocide, les organisations françaises en ont oublié d’autres fondamentaux, parmi lesquels la permanente défense du Karabagh, comme l’ont hélas démontré l’offensive sans réponse de l’Azerbaïdjan sur Khodjalou et l’absence de communication médiatique sur les pogroms de Soumgaït. A avoir chacun sa politique dans son coin, on finit par n’en avoir aucune.

Devant l’indéniable percée turco-azérie en France qui est, selon leurs propres termes « la forteresse des Arméniens », l’heure n’est plus aux magouillages à la petite semaine ou à la reproduction à l’identique du « Spiurk Comité » de jadis. Face à un adversaire commun, l’heure est à une stratégie commune, une stratégie où les autorités d’Erevan comprendraient enfin que la Diaspora française, plus que l’Arménie elle-même, est un obstacle à l’avancée turque en Europe, où elles comprendraient que consolider la Diaspora revient à consolider ses forces sur le terrain et autour des tables de négociations, où elles comprendraient que défendre en France l’existence et l’honneur du Karabagh dans les médias, le monde politique et l’opinion publique revient à lui redonner sa place et son honneur sur la scène internationale. La puissance mise en œuvre par la Turquie et l’Azerbaïdjan en France et en Europe est telle que ni l’Arménie ne peut s’y opposer sans la Diaspora, ni la Diaspora l’affronter sans l’Arménie. L’heure est à l’Union Sacrée.

René Dzagoyan

par le samedi 3 mars 2012
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