RAFFI KALFAYAN Rubrique

Rétablir la souveraineté du peuple dans le cadre constitutionnel


La République d’Arménie, après une montée en puissance progressive des manifestations est installée dans une crise politique profonde. L’actualité s’est accélérée hier. La rencontre télévisée qui a tourné court entre le premier ministre et Nikol Pashinyan, député et leader du mouvement d’opposition populaire, était une mauvaise idée et il est incompréhensible que Serge Sarkissian ait accepté ce format. Le premier a été humilié en public et proféré des menaces en termes très clairs, en rappelant ce qui s’était passé le 1er mars 2008 ; menaces mises en exécution une heure après : Pashinyan a été arrêté ainsi que les leaders du mouvement, laissant ainsi ce dernier, jusqu’ici pacifique, sans encadrement avec tous les risques que cela comporte.

Un rappel des faits s’impose
Une nouvelle constitution a été adoptée en décembre 2015 par référendum, dont les résultats furent contestés, à l’instar de tous les grands scrutins. Ce fut le cas des élections parlementaires d’avril 2017, où, toutefois, aux traditionnels bourrages d’urnes et « carrousels » s’est substituée une campagne d’achat de votes à grande échelle. La situation économique et sociale de la population offrant un terreau favorable à cette culture clientéliste.
L’enjeu était de taille pour le dirigeant-président : la nouvelle loi fondamentale prévoit des pouvoirs étendus au premier ministre ; lequel est proposé et élu par les députés. Son parti, dont il était le président, malgré sa fonction de chef d’État, a ainsi obtenu une majorité absolue « légitime ».

La fonction présidentielle dans le nouveau régime parlementaire est essentiellement honorifique et cérémonielle. Le président est lui aussi proposé par les forces politiques présentes au Parlement. C’est Serge Sarkissian qui a choisi celui-ci et l’a fait accepter par l’Assemblée.
La République d’Arménie est donc dirigée par deux individus qui n’ont pas été désignés par le peuple mais par le parti de Serge Sarkissian qui règne sans partage. Pour couronner le tout, Armen Sarkissian (homonyme sans lien de parenté avec Serge Sarkissian) n’a pas fait la preuve que sa candidature répondait aux exigences de la Constitution sur la question de sa citoyenneté. Une exclusivité de citoyenneté arménienne est exigée depuis au moins six ans ; or le nouveau président était aussi de citoyenneté britannique et il n’a pas rapporté la preuve qu’il y avait renoncé.
La démocratie et l’ordre constitutionnel ont été bafoués comme jamais depuis l’indépendance de 1991. À la politique permanente de mépris des citoyens et de leur conscience humaine vient de s’ajouter celle de l’humiliation du peuple.

C’est la jeunesse, notamment étudiante, qui vient de réagir. Celle-là même qui demain fournira les cadres du pays. Nikol Pashinian exige la démission de Serge Sarkissian de son poste de premier ministre et la tenue d’élections législatives anticipées. Les forces politiques d’Arménie et de diaspora ne s’attendaient pas à une telle réaction et s’inquiètent. Les appels au dialogue cachent mal leur inconfort face à la remise en cause du consensus existant.
La diaspora, pour la première fois en 25 ans, vient de réagir. La présence massive de la jeunesse dans les rues des villes a fait voler en éclat la complaisance et la courtisanerie de la diaspora envers les cercles officiels.

La frange la plus conservatrice et légitimiste, majoritaire, reconnaît l’ampleur du mouvement mais veut maintenir le statu quo, relayant les thèses alléguées de complot de la Russie ou des États-Unis.
Dans le cas d’espèce, aucun de ces deux pays, ni l’Union Européenne, n’ont intérêt à ce que l’Arménie soit déstabilisée. Par ailleurs, l’alliance stratégique avec la Russie n’est contestée par aucune des forces politiques en présence, ni même par le bloc occidental. Enfin, Moscou a déjà un potentiel remplaçant dans la place : il vient d’être nommé vice-premier ministre, Karen Karapetian.

Les franges qui s’opposent à ce discours complaisant sont minoritaires : l’une soutient le principe de manifestations pacifiques, appelle les autorités gouvernementales à ne pas faire usage de la force et, depuis les arrestations, à un dialogue politique ; l’autre est plus radicale et rejoint le slogan du mouvement d’opposition exigeant la démission de Serge Sarkissian.

Aujourd’hui, les réflexes autoritaire et répressif ont repris le dessus, malgré toutes les mises en garde de la diaspora mais aussi des chancelleries occidentales et des institutions internationales. Les hommes cagoulés ont fait leur réapparition dans cette entreprise de répression.
Au-delà des conflits qui pointent de manière pressante au sein des diasporas arméniennes sur l’absence de démocratie intracommunautaire et d’institutions véritablement représentatives, le débat le plus immédiat qui anime la diaspora concerne celui de l’attitude à adopter dans de telles crises internes à la République d’Arménie.

À quel titre pouvons-nous intervenir dans les affaires politiques intérieures d’un pays dans lequel nous ne vivons pas de manière permanente ? Si nous intervenons, sur quels registres pouvons-nous le faire ? Quelles sont les solutions de sortie de crise ?

Pour répondre à la première question, il faut comprendre les particularités de l’Arménie et ses relations avec la diaspora. Cette dernière est plurielle, présente sur tous les continents, et a toujours été plus préoccupé par le combat pour la justice en relation avec le génocide des Arméniens perpétré par l’Empire Ottoman de 1915 à 1923. Cette diaspora ancienne est largement indifférente à la vie politique intérieure de l’Arménie, mais impliquée dans des actions d’assistance ou de bienfaisance.
Le profil de cette diaspora a toutefois sensiblement changé. En l’espace de deux décennies, la diaspora est composée d’un tiers d’Arméniens ayant quitté l’Arménie pour des raisons multiples, mais qui sont essentiellement liées à un environnement économique et social difficile et à l’impossibilité de faire valoir et de défendre les droits et libertés individuels de manière équitable, que ce soit au niveau civil et politique ou bien en matière économique et sociale, en raison de l’absence d’État de droit.

L’émigration massive d’Arménie est venue grossir et modifier la structure démographique de la diaspora arménienne. Elle fragilise le devenir de ce petit pays sans ressources et enclavé. Les sorts de l’Arménie et de la diaspora sont donc de plus en plus liés politiquement, socialement et économiquement.

Ces nouveaux Arméniens de diaspora ont pour la plupart conservé leur citoyenneté arménienne et souhaitent donc intervenir dans le débat public et les affaires politiques de l’Arménie. Leur expression de soutien à la réforme, voire à la révolution, est d’ailleurs plus véhémente.
La vieille diaspora a toutefois aussi toute sa légitimité à rappeler, à l’occasion de cette révolte de la jeunesse, des principes, notamment les règles démocratiques et de respect de la loi qui doivent prévaloir. Les violations de la Constitution, tant pour ce qui concerne les conditions qui ont amené à la nomination du nouveau président, que pour les mesures visant entraver le droit à la liberté de rassemblement pacifique des protestataires sont des critiques parfaitement justifiées dans ce contexte et dénuées de positionnement politique.

Cet accès de fierté de la jeunesse arménienne et son aspiration à une société plus juste dans laquelle ils souhaiteraient s’épanouir s’affranchissent des partis politiques et doivent être au centre de toutes les attentions. Si en 2017, nombreux ont jugé bon vendre leur vote, la nouvelle génération refuse d’assumer l’erreur de ses ainés.

Il est cependant nécessaire que les forces politiques constituées, étrangement silencieuses durant ces dix derniers jours, à l’exception de la FRA, qui a manifesté son inconfort et proposé une médiation, sortent de leur mutisme et fassent des propositions.

Le devenir et le débat politiques en Arménie ne peut être laissé à cette jeunesse, certes enthousiaste, mais inexpérimentée et tentée par la radicalité. Les discours de la diaspora doivent faire preuve de retenue et de responsabilité.
La solution honorable de sortie de crise, qui serait digne d’une démocratie, répondant en cela à ce désir spontané des protestataires serait de convoquer des élections législatives anticipées dans un délai le plus rapproché possible. Une nouvelle assemblée parlementaire plus représentative du peuple permettrait de rétablir la souveraineté de celui-ci.
La crise politique est bien installée. Le gouvernement vient de perdre la bataille politique et médiatique. La diaspora ne peut se taire sur la répression politique. Si celle-ci gagne à nouveau, alors ce seraient de nouveau des dizaines de milliers de jeunes arméniens qui prendraient le chemin de l’émigration, qui hypothéquerait un peu plus l’avenir et la sécurité du pays.

Toutefois, la diaspora devrait éviter de créer une situation politique incontrôlée dont elle n’assumerait pas, dans tous les cas, les conséquences.

Philippe Raffi Kalfayan
Paris, 23 avril 2018

par le samedi 28 avril 2018
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