Laurent Leylékian Rubrique

Erdogan, laudateur du génocide arménien contre la République française


L’instauration par la France d’une journée nationale de commémoration du génocide des Arméniens est vue par de nombreux Français d’origine arménienne comme une sorte de pis-aller. A travers des considérations qui comportent sans doute une grande part de vérité, beaucoup d’entre nous se disent que par ce biais, Paris s’exonère à bon compte de l’échec des différentes entreprises visant à pénaliser le négationnisme d’Etat turc, mais aussi de positions bien moins glorieuses lorsqu’il s’agit dequestions de RealPolitik touchant aux intérêts bien compris de puissances d’argent.
Tout cela est certainement vrai mais, pourtant, un cran a été franchi avec l’instauration de cette journée officielle comme l’attestent les propos du Premier ministre et notamment son affirmation selon laquelle la France « ne se laissera impressionner par aucune pression ni par aucun mensonge. Ce que nous recherchons, c’est l’exactitude historique, et la réconciliation ». Ces deux phrases méritent qu’on s’y arrête un instant.
Edouard Philippe n’est ni le premier ni le seul à évoquer la nécessité d’une réconciliation. Mais il est peut-être bien le premier responsable politique français en poste à lier ainsi la réconciliation à l’exigence de vérité. En la matière, nous avons sans doute beaucoup à apprendre de l’expérience des pays africains et latino-américains où – même si elles ne concernaient pas des cas de génocide à l’exception des tribunaux gacaca au Rwanda – d’innombrables initiatives de réconciliation se fondèrent d’abord sur l’exigence de justice et de vérité. C’est ainsi que des comités « justice et réconciliation » ou « vérité et réconciliation » ont pu fleurir notamment dans les années 70 et 80, à l’opposé de l’esprit dissimulateur de la sinistre « Commission de Réconciliation Arméno-Turque » qui – vouée à l’échec dès le départ – disparut sans fleurs ni couronnes peu après sa création.
Les propos d’Edouard Philippe sur la France qui ne se laissera impressionner ni par des pressions ni par des mensonges prennent également une résonance particulière à la lumière de la diatribe d’Erdogan qui a immédiatement suivi ces commémorations. Jetant le masque du « pardon » ou de la « douleur mutuelle » et autres fadaises, le dictateur turc a renoué avec la position traditionnellement obscène de la Turquie sur cette question en déclarant :
« Le transfert des bandes arméniennes et de leurs soutiens – qui ont massacré des musulmans y compris des femmes et des enfants en Anatolie orientale – était l’action la plus raisonnable qui pouvait être entreprise à ce moment »
On ne s’évertuera pas ici à retracer l’histoire du Génocide des Arméniens pour contester cette affirmation dont quasiment chaque mot est frelaté : il n’y a pas eu de transfert mais une mise à mort ; il ne s’agissait pas de « bandes arméniennes » mais de l’ensemble des Arméniens de l’Empire qui y vivaient légitimement avant même l’existence de celui-ci ; ils n’avaient évidemment massacré personne ; l’Anatolie orientale, ça n’existe pas – il y a l’Anatolie à l’Ouest de la boucle supérieure de l’Euphrate et l’Arménie au-delà ; et évidemment le meurtre de l’ensemble d’une population ciblée sur des caractéristiques ethniques ou religieuses – c’est-à-dire un génocide – n’a rien de raisonnable ni de rationnel.
Notre premier problème n’est pas qu’Erdogan tienne de tels propos. Un de nos problèmes est que l’ensemble de la classe politique turque – AKP, CHP, MHP, IYI – y croit dur comme fer. Un de nos problèmes est qu’en vérité la Turquie ne nie pas le génocide des Arméniens, c’est qu’elle s’en fasse une gloire ; Un de nos problèmes est que l’immense majorité des Turcs, éduqués à la haine officielle depuis des générations, vivent dans un univers parallèle où – simultanément – le génocide des Arméniens n’a pas eu lieu mais où l’on se félicite néanmoins de l’avoir réalisé. « Il ne s’est rien passé mais ils l’ont bien mérité ». Pour décrire une telle attitude, le néologisme de « négationnisme » ne suffit pas. Il faudrait également promouvoir celui-ci de « laudationnisme », attitude consistant à louer le crime considéré.

Il serait en théorie préférable de combattre ce mélange de négationnisme et de laudationnisme à la racine, c’est-à-dire au sein des institutions turques mais en pratique, il est sans doute plus aisé et plus urgent d’en combattre les conséquences en France même. Car de la même façon que des
jeunes Français issus de l’immigration nord-africaine peuvent être séduits par la radicalisation islamiste, de
jeunes Français issus de l’immigration turque peuvent être séduits par la radicalisation négationniste.
C’est même bien plus fréquent car si les sources de légitimation islamistes sont diverses, en concurrence les unes contre les autres, et peu pérennes ou combattues par l’Occident tels Daech, la source du négationnisme et du laudationnisme turc est unique, stable, forte et théoriquement alliée :
c’est la Turquie.
Aujourd’hui, c’est donc en toute impunité et probablement sans même que cela soit pris en considération par les autorités françaises que se développe sur notre territoire une contre-société émanant de la frange la plus sectaire de la communauté franco-turque – nourrie par d’innombrables officines alimentées directement ou indirectement par Ankara. Cette contre-société a fait sienne une vision délirante et conspirationniste, mais surtout dangereuse, où l’on glorifie le culte de la force et du sang, de mythiques origines altaïques, la prise
de Constantinople, et bien sûr le génocide des Arméniens. En fait, il y a une assez grande similitude sociologique entre cette extrême-droite allochtone pour laquelle la négation du génocide n’est que le paravent de la haine raciale des Arméniens et l’extrême-droite autochtone où la négation de la
Shoah n’est que le masque de l’antisémitisme. A la notable différence près que les seconds sont dépourvus d’Etat protecteur et se trouvent sous étroite surveillance de l’appareil policier et judiciaire français tandis que les premiers agissent en toute impunité et bénéficient du soutien politique, logistique et financier d’Ankara dont le dernier discours d’Erdogan n’est qu’un énième avatar.
Il est donc impératif que dans le prolongement de la dynamique suscitée par cette journée nationale, nous sachions construire avec les autorités de la République un programme supplémentaire de déradicalisation fondé sur un discours démontant la construction conspirationniste de l’Etat turc. En un mot, soustraire cette partie de la jeunesse française des griffes méphitiques de la Turquie négationniste et laudationniste afin de regagner cet autre territoire perdu de la République.

Laurent Leylékian

par La rédaction le vendredi 3 mai 2019
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