MICHEL MARIAN Rubrique

Le chemin d’une fierté nouvelle, par Michel Marian


La défaite arménienne rend nécessaire des révisions déchirantes, bien différentes des démonstrations stéréotypées de l’opposition. L’heure n’est pas à imiter les Azéris battus dans les années 90, quand ils avaient chassé deux présidents pour finir par le retour d’Aliev père et un despotisme dynastique. Les Arméniens ont plus de maturité politique. Ils savent que transformer leur Premier ministre en bouc émissaire est la mauvaise réponse à la bonne question du changement.

Ce qui doit changer, c’est la doctrine stratégique qui a prévalu dans la classe politique arménienne depuis vingt ans. Elle reposait sur 3 postulats. D’abord, l’intelligence supérieure du peuple, prouvée par la victoire de 94 (et confirmée en juillet 2020 par l’abattage de drones envoyés peut-être pour mystifier les Arméniens). Ensuite, la possession du statut de victime, issue du génocide, qui devait lui assurer le soutien total de l’opinion mondiale. Enfin, la solidité de l’alliance russe. Ces trois atouts ont été battus en brèche. D’une part, l’Azerbaïdjan n’a pas gagné la guerre seulement avec de l’argent, mais aussi (en plus l’aide de conseillers turcs) avec de l’intelligence. D’autre part, même si sur la conduite de la guerre, la présence des djihadistes, l’usage d’armes interdites et les crimes contre des civils et des soldats désarmés ont nui durablement à l’image de Bakou, en sens inverse le resurgissement des réfugiés azéris de 94 a compliqué l’approche de la solution juridique. Enfin, la Russie a pris une position d’arbitre, différente de celle de 1993, plus conforme à sa nouvelle stratégie globale par rapport à la Turquie Autant de preuves de la fragilité d’une « exception arménienne » calquée sur un modèle israélien.

Une autre approche stratégique a existé, minoritaire et critique de la précédente : celle de Levon Ter Petrossian. Pour lui, la clé d’un avenir vivable pour l’Arménie dépend d’une relation normalisée avec tous ses voisins. qui fasse du Caucase une zone économique attractive. Les théories de l’exception ont aveuglé les Arméniens sur l’inéluctable réalité : le temps travaille pour un voisin trois fois plus peuplé, étendu et riche. Si celui-ci affirme sa volonté de reconquête et la nourrit d’une mobilisation de ses réfugiés, il est nécessaire de négocier. Et le plus tôt est le mieux pour un pays qui a gagné un avantage momentané. LTP n’a pas été écouté, on a préféré miser sur l’inertie, justifiée dans la dernière décennie par l’intransigeance d’Aliev, en espérant que le statu quo finirait par être légalisé.

Le résultat est là : ce ne sont pas seulement les 7 districts azéris sur lesquels on ne voulait faire aucune concession publique, mais aussi le quart du Karabagh qui sont reconquis par l’Azerbaïdjan, sans qu’un statut ait été reconnu pour celui-ci. La disqualification des opposants à Pachinian vient de cette faute stratégique et de leur porte-à-faux vis-à-vis de la Russie. Car cette fois, à la différence des accords de Kazan en 2011, les Russes veulent vraiment aboutir à une paix, qui confirme leur rang, supérieur à celui des faiseurs de guerre turcs.

La vérification de la doctrine de Ter Petrossian a un goût amer, car elle vient trop tard : si la normalisation est nécessaire, elle est inapplicable aujourd’hui. Cette impossibilité a un nom : Erdogan. L’homme qui a célébré sa victoire par un hommage à Enver Pacha et qui cherche toute opportunité de s’affirmer comme puissance montante révisionniste, ne peut être le partenaire d’une politique à long terme. Une approche de normalisation avec Ankara ne peut commencer avant 2023, date des prochaines élections turques.

Nikol Pachinian a sa part de responsabilité dans cette guerre. Quand fin 2018 il a obtenu une majorité écrasante. il a refusé d’annoncer des concessions qui, à sa décharge, auraient été à cette date offertes à un Erdogan agressif et un Aliev intransigeant. Il demeure pourtant l’homme de la situation. Pas simplement par respect pour les institutions démocratiques, ou parce que son programme de lutte contre la corruption doit continuer. Mais parce que ses valeurs et son caractère sont un atout précieux dans cette épreuve. Ses valeurs ? Son ambition pour la nation ne réside pas dans le maximalisme territorial. Son caractère ? Il le porte à la fois à la combativité et à l’examen de conscience. L’Arménie n’a pas besoin d’un chef dont le ton martial dénierait la triste réalité, mais du dirigeant qui exprime la douleur et sache y trouver le chemin d’une fierté nouvelle.

La fermeté sur les principes internationaux (la restitution des prisonniers en préalable à tout nouvel accord) et le rappel de la question du statut ne doivent pas empêcher l’Arménie de profiter de la sécurisation et de la reconstruction voulues par la Russie. Elle ne doit pas craindre le panturquisme au point de renoncer au désenclavement. Et c’est aussi Nikol Pachinian, et non les défenseurs des « traditions arméniennes », qui peut s’appuyer sur la sympathie des Occidentaux, notamment des Français, pour les inciter à s’engager dans des projets économiques avec les Russes : cette coopération n’a pas été possible en Syrie, mais la plus grande proximité entre la Russie et les pays occidentaux sur la question du Karabagh pourrait en faire un nouveau modèle.

Michel Marian
Philosophe

par La rédaction le dimanche 21 février 2021
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